Au-delà des principes qui lui donnent corps, la doctrine sociale est une invitation faite aux catholiques de contribuer à la construction d’une société en fidélité aux enseignements de l’Évangile. Elle a une profondeur historique qui commence dès l’Ancien testament. Le père Luc Dubrulle revient sur cette révélation progressive.

Qu’est-ce que la doctrine sociale de l’Église ? Pour répondre à cette question, certains résument substantiellement ainsi : la doctrine sociale de l’Église commence avec l’encyclique Rerum novarum du pape Léon XIII en 1891 ; elle se poursuit avec la publication des diverses encycliques sociales des papes successifs depuis lors à l’occasion notamment des anniversaires de la première. En bref, la doctrine sociale de l’Église consisterait en un ensemble de textes relativement limités fixant des principes de pensée dirigeant l’action.

 

En Jésus-Christ

Cette définition n’est pas fausse, mais elle est très dommageable par son aspect restrictif. La doctrine sociale de l’Église est heureusement infiniment plus complexe, plus riche, plus globale. Elle se relie directement à la prétention intégrale de l’Évangile. Frédéric Ozanam écrivait : « L’Évangile est aussi une doctrine sociale[1] ». Elle a ses prémices dans l’Ancien Testament et Jésus-Christ est venu annoncer un salut qui ne laisse aucune dimension de l’existence à l’écart. Il est venu sauver tout l’homme et tous les hommes.

En Jésus-Christ, les paroles et les actes se fondent pour constituer ensemble la norme de nos existences : il est la vie, le docteur, la doctrine de nos vies. En lui, nous apprenons la vérité de l’amour dans sa prétention d’animation et de régulation universelle. Manifestant sur la terre l’amour infini du ciel, Jésus ouvre la communion trinitaire comme matrice d’une existence renouvelée pour l’humanité, dans toutes ses composantes sociales. Ainsi l’Église, comme corps du Christ et Évangile continué, se comprend comme une communion d’amour à extension sociale. Elle veut être le service de l’amour de Dieu dans la société pour que l’humanité s’unisse en Dieu. « Le commandement de l’amour mutuel trace la voie permettant de vivre dans le Christ la vie trinitaire dans l’Église, Corps du Christ, et de transformer avec Lui l’histoire jusqu’à son achèvement dans la Jérusalem céleste.[2] »

 

Dans l’Église naissante

Transformer avec Lui l’histoire : voilà la doctrine sociale de l’Évangile et donc de l’Église. Des hommes renouvelés par l’amour de Dieu sont en élan et en mesure de vivre la fraternité, non seulement spirituelle, mais aussi sociale, économique et politique. L’Église naissante s’est précisément comprise et vécue comme « l’assemblée des frères », une fraternité, dans l’intention de porter la doctrine de la fraternité avec le plus d’extension possible. Ceci se manifeste dans de multiples pratiques de secours, d’hospitalité, d’aide à l’emploi, de libération de l’esclavage et aussi d’idées sociales qui pour une part modèlent l’évolution du droit.

Cependant, l’expression « doctrine sociale de l’Église » au sens strict, veut désigner le mouvement de l’Église catholique en matière sociale à partir du XIXe siècle. Deux faits majeurs modifient en effet la donne à cette époque. D’une part, la révolution industrielle conduit à creuser un fossé social et économique entre les ouvriers et les patrons : c’est la fameuse “question sociale”. D’autre part, du fait des diverses révolutions politiques, l’Église n’est plus aux manettes de l’organisation sociale. L’interrogation pratique et théorique qui surgit est la suivante : comment Dieu peut-il gouverner et sauver le monde quand l’Église est écartée du pouvoir ? Elle doit recomposer son mode d’action.

 

Au sens moderne

La « doctrine sociale » au sens moderne, c’est précisément la recomposition de l’action de l’Église dans la société politiquement nouvelle pour faire face à la question sociale. Le christianisme ne peut se cantonner dans le pur spirituel ; il ne peut consentir à la privatisation du religieux. Il a une prétention publique et cherche le règne du Christ dans toute son extension sociale : « Que ton règne vienne sur la terre comme au ciel. » Et cela s’invente concrètement au fil des décades, dans des pratiques et dans des textes (cf. Bertrand Hériard pp20-31).

 Aussi, quand on parle de « doctrine sociale de l’Église », il ne s’agit pas d’un objet ficelé en quoi consisterait le paquet des encycliques, mais la pointe de l’expression est à situer en sa fin : « de l’Église ». Autrement dit, il s’agit d’abord de rendre compte de l’action de l’Église. « La doctrine sociale est de l’Église parce que l’Église est le sujet qui l’élabore, la diffuse et l’enseigne.[3] » La pointe de l’affirmation est sur le sujet agissant, normant, faisant école. La doctrine sociale de l’Église dit l’action de l’Église ; elle dit l’Église en action de docere, de parler, de témoigner, d’agir, de telle sorte que cela fasse école. Gardons-nous donc toujours du risque permanent de scotcher la doctrine sociale de l’Église dans un texte ! Elle est un sujet multiforme agissant !

Dans sa naissance formelle au XIXe siècle, la doctrine sociale de l’Église s’est comprise comme mise en œuvre de la charité dans les nouveaux contextes sociaux, économiques et politiques. Pour qu’on ne la comprenne pas dans sa réduction à l’aumône, Pie XI parle de « charité sociale ». Parfois, la pensée sociale de l’Église a pu oublier sa source divine en se confondant avec la justice commune. C’est à la condition d’être contemplée et saisie à sa source, en Dieu, et telle qu’elle se manifeste en Jésus-Christ, que la charité peut réellement être la voie maîtresse de la doctrine sociale de l’Église, à condition qu’on la conjugue avec la vérité, c’est-à-dire qu’on cherche ce en quoi consiste l’amour vrai de tout l’homme et de tous les hommes. Partant, la charité dans la vérité peut constituer l’inspiration et le moteur du développement de l’humanité et donc la norme de l’économie et de la politique. Car en tout cela, il s’agit d’aimer, en vérité !

 

Luc Dubrulle, père, président-recteur délégué de l’Université catholique de Lille, titulaire de la chaire Jean-Rodhain. Il est docteur en théologie, en histoire des religions et anthropologie religieuse, professeur à la faculté de théologie.


Note 1 : Pour bien situer l’action des membres du MCC dans la doctrine sociale de l’Église
« La doctrine sociale est de l’Église parce que l’Église est le sujet qui l’élabore, la diffuse et l’enseigne. Elle n’est pas la prérogative d’une composante du corps ecclésial, mais de la communauté tout entière : elle est l’expression de la façon dont l’Église comprend la société et se situe à l’égard de ses structures et de ses mutations. Toute la communauté ecclésiale, prêtres, religieux et laïcs – concourt à constituer la doctrine sociale, selon la diversité des devoirs, des charismes et des ministères en son sein. Les contributions multiples et multiformes – expressions elles aussi du “sens surnaturel de foi qui est celui du peuple tout entier” – sont assumées, interprétées et unifiées par le Magistère, qui promulgue l’enseignement social comme doctrine de l’Église » (Compendium de la Doctrine sociale de l’Église, n° 79). »

 

Note 2 : La doctrine sociale de l’Église n’est pas une idéologie
C’est une science pratique la science de la charité, une science de l’action dans l’horizon de Dieu. Sa vérité propre est une vérité de l’action. Textes et actions : c’est tout un ! La vérité de la doctrine sociale de l’Église est à chercher dans les actions qu’elle entraîne, dans ce qu’elle produit, dans son efficacité pratique. La finalité de la doctrine sociale, c’est l’action vraie, c’est-à-dire l’action juste, c’est la vie des hommes en société dans la vérité et dans l’amour. La doctrine est une vie qui veut donner l’envie de vivre justement.


[1] Frédéric Ozanam, « Les origines du socialisme », L’Ère nouvelle, 1848, Mélanges I, Œuvres complètes, tome 7, Paris, Lecoffre, 18723, p. 208.

[2] Compendium de la Doctrine sociale de l’Église, n° 32.

[3] Compendium de la Doctrine sociale de l’Église, n° 79.