La doctrine catholique n’admet le recours aux armes que dans le cas de « légitime défense ». Elle a élaboré dans le passé le concept de « guerre juste ». Dans son encyclique sur la fraternité et l’amitié sociale, Fratelli tutti (FT), publiée le 4 octobre 2020, le pape François invite à abandonner cette notion. L’éthique chrétienne a-t-elle évolué ? Alors que la guerre dévaste l’Ukraine, Christian Mellon en retrace la continuité.

« Il est très difficile aujourd’hui de défendre les critères rationnels, mûris en d’autres temps, pour parler d’une possible “guerre juste” » : ces mots sont du pape François, au chapitre 7 de FT. La résistance des Ukrainiens contre l’agression dont ils sont victimes serait-elle « injuste » à ses yeux ?

En fait, deux choses sont à bien distinguer : l’expression « guerre juste » d’une part, et l’enseignement désigné par cette expression d’autre part. À propos de l’expression, François n’innove pas : il y a longtemps qu’elle a presque disparu des textes officiels de l’Église, qui ne veut plus accoler au substantif « guerre » un adjectif qui évoque quelque chose de positif. La guerre est un mal.

Mais n’est-elle pas parfois un « moindre mal » ? Même si l’expression « guerre juste » est source de malentendu, ne doit-on pas admettre, comme le Concile, celle de « légitime défense »[i] ? Cette question renvoie aux « critères rationnels », que François estime « difficiles à défendre » : il s’agit des critères élaborés par la tradition éthique chrétienne pour aider à discerner dans quels cas le recours à la violence létale est moralement justifié et dans quels cas il ne l’est pas[ii]. Selon le premier de ces critères, celui de « juste cause », seule la légitime défense est aujourd’hui admise[iii]. Mais il y en a d’autres – ultime recours, autorité légitime, proportionnalité, espérance de succès -, moins connus mais tout aussi importants. Ce sont eux qui, selon François, sont devenus « très difficiles » à défendre.

Mais il ne passe pas de « difficiles » à « impossibles », car ce serait déclarer moralement illégitime, quelles que soient les circonstances, tout recours à la force armée. Ce qu’il fait, c’est un pas de plus dans une évolution amorcée par ses prédécesseurs dans la manière d’utiliser ces vieux « critères rationnels » : non plus pour légitimer le recours aux armes, mais pour le condamner. Ainsi, lorsque Jean-Paul II fait campagne, en 2003, contre les projets d’invasion de l’Irak, il ne dit pas que tout recours aux armes est immoral, mais qu’« on ne peut s’y résoudre… qu’à la dernière extrémité et selon des conditions très strictes, sans négliger les conséquences pour les populations civiles, après et pendant les opérations » (Discours au corps diplomatique, 13 janvier 2003)[iv]. En quelques lignes sont évoqués plusieurs de ces fameux critères – ultime recours, proportionnalité, discrimination – mais pour refuser la guerre[v].

Le droit de légitime défense n’est pas obsolète pour le pape François. Simplement, aucun cas concret ne s’était encore présenté pour le rappeler. La légitime défense du peuple ukrainien lui en donne, hélas, l’occasion. Mais cela n’enlève rien à sa conviction que les autres critères sont difficiles à respecter et que seule la paix est « juste ».

Christian Mellon sj

[i] « On ne saurait dénier aux gouvernements, une fois épuisées toutes les possibilités de règlement pacifique, le droit de légitime défense » (Gaudium et spes 79, 4).

[ii] On en trouvera la présentation détaillée dans https://www.doctrine-sociale-catholique.fr/quelques-themes/378-guerre

[iii] Comme d’ailleurs dans la charte de l’ONU, à son article 51.

[iv] De même, quand il avait déclaré, le 17 février 1991, son opposition à la première guerre du Golfe, il avait invoqué un autre de ces critères, celui d’ultime recours : tous les moyens n’avaient pas été utilisés pour obtenir de l’Irak qu’il se retire du Koweit.

[v] Quand le Conseil pontifical Justice et Paix traite, en 1994, des transferts d’armements, il les jauge à l’aune du « principe de la suffisance » : « un Etat peut posséder uniquement les armes nécessaires pour assurer sa légitime défense ».

Jésuite, Christian Mellon est spécialiste de la pensée sociale de l’Église et membre du Centre de recherche et d’action sociales (Ceras). Il est l’auteur de La non-violence avec Jacques Semelin (collection Que sais-je, PUF) et de nombreux articles de réflexion éthique sur la violence, confondateur de la revue Alternatives non violentes.