Au fil de ses encycliques sur la doctrine sociale, l’Église a établi et consolidé le travail comme élément essentiel de la dignité de tout homme. Le jésuite Pierre Martinot-Lagarde le réinterroge à la lumière de Laudato si’ et en lien avec le cœur de sa proposition, l’écologie intégrale.
À l’heure où la fonction et le sens du travail reviennent au cœur du débat politique, la lecture de l’encyclique Laudato si’ invite à renouveler la réflexion : dans le cadre de « l’écologie intégrale » qu’elle promeut, le travail participe du soin à donner à la Création et à toute société humaine. Il fait partie intégrante de la manière dont chacun exerce sa responsabilité vis-à-vis de l’environnement et de la famille humaine. Pour Pierre Martinot-Lagarde[1], cette dimension, implicite dans le texte, donne pleine justification à l’insistance du pape sur le plein emploi. Il en explore cet aspect pour Responsables.
L’éthique du travail, au sens individuel et social, est un bras de levier important de la doctrine sociale. En 1891, la première encyclique place l’accent sur les changements liés pour partie à la révolution industrielle.
Un basculement de civilisation
Près de 125 ans après Rerum Novarum, le contexte a changé. Si le changement climatique est effectivement le point de départ de la nouvelle encyclique, il fait partie d’un mouvement qui englobe d’autres facteurs : la quatrième révolution industrielle, l’essor de la technologie, le développement de la robotisation, la création d’un artefact qui interdit de penser aujourd’hui la nature sans la main de l’homme, l’urbanisation importante, la croissance démographique qui fait que dans certains pays, plus de la moitié de la population a moins de vingt ans. Dès lors, la question du changement climatique n’est pas la partie émergée d’un iceberg, elle est partie intégrante d’un basculement de civilisation. Les chocs et les fragmentations des paysages politiques apparaissent dès lors comme les limites, plutôt les limes, d’un monde ancien que l’on ne peut quitter sans deuil et sans douleur.
Le travail objet et sujet de transformation
Dans cette perspective, le travail et l’activité humaine, ainsi que leurs transformations, ne sont pas simplement les conséquences d’un mouvement qui prendrait racine en amont, ils ont aussi partie liée avec le changement et la transformation. Dans l’agriculture, dans l’industrie et les services, tout bouge. Dans le meilleur des cas, on pourrait dire que la main de l’homme, et maintenant son cerveau, ont un prolongement évident. C’est l’interprétation positive de ce mouvement. En négatif, on peut dire aussi, « ils » nous ont pris notre force de travail, « ils » vont maintenant nous prendre jusqu’à notre cerveau. C’est entre ces deux extrêmes que le pape François nous invite à faire un double choix.
Prendre soin de notre maison commune
Passer de l’extériorité au soin, c’est quitter le bâton de berger, pour prendre le râteau du jardinier, qui prépare la terre, l’ensemence, et fait grandir
D’une part, passer de la domination, de l’extériorité, au soin de ce monde et de notre monde vivant. C’est un changement d’attitude profond. L’évangile joue souvent sur les métaphores, d’un côté celle du pasteur et du berger, de l’autre celle du jardinier et de l’agriculteur. Passer de l’extériorité au soin, c’est quitter le bâton de berger, et ce qu’il peut signifier de toute-puissance sur les bêtes, jusqu’à la vie et la mort, pour prendre le râteau du jardinier, qui prépare la terre, l’ensemence, et fait grandir tout en accueillant l’éveil de la vie. C’est aussi inversement refuser les labours profonds, les engrais et les pesticides, pour privilégier une agriculture plus douce, respectueuse des sols et des espèces et ainsi retrouver dans le travail des champs la douceur du pasteur qui connaît ses brebis et que les brebis connaissent.
La responsabilité de chacun pour tous
Le plein-emploi est pensable si on pense ensemble le soin de la nature et celui de nos sociétés
D’autre part, et c’est un corollaire, il ne peut y avoir de « eux » et de « nous ». La responsabilité de ce soin de la terre et du monde ne peut être celle d’un petit nombre, qui pense et qui agit, quand d’autres exécutent et vendent leurs bras et leurs cerveaux, d’un petit nombre qui possède, ordonne et amasse quand d’autres n’ont pas de voix, pas de toit, pas de terre et pas de travail. Les deux dimensions du soin de la nature et du monde et de celui de nos sociétés sont coextensives. Elles fonctionnent ensemble. Il ne peut y avoir d’un côté ceux qui produisent, dans l’économie soi-disant réelle, des biens et des services, et donc peuvent consommer librement, alors que d’autres n’ayant pas accès à la production, ne sont que des « parasites » qui consomment la richesse et la valeur ajoutée. Le plein-emploi est pensable si on pense ensemble le soin de la nature et celui de nos sociétés.
Réfléchir à notre manière de compter…
Les deux soins, de la nature et de l’homme, doivent être coextensifs dans la valeur qu’on leur attribue dès leur conception jusque dans nos systèmes comptables, dans leur développement et leur mise en place, et dans leur évaluation. Sur la valeur, il faut réfléchir à nos cultures : à ces métiers que l’on place spontanément du côté du plus, de l’innovation, de la production, et à ceux que l’on dévalorise car ils sont fortement marqués par la réparation d’un dommage comme la gestion des déchets, et bientôt même la santé pour les plus faibles. Il faut réfléchir à nos manières de compter : qu’est-ce qu’une valeur ajoutée, un investissement, une dépense, une externalité ? De sorte que, au moment d’investir, de faire des choix pour le futur, on en arrive à privilégier le soin et la préservation, plutôt que le transitoire ou l’élimination. Et que cela se fasse naturellement.
Accroître les opportunités de travail
On peut se demander dans quels secteurs l’emploi peut et doit se développer : la santé, l’éducation, la transition énergétique ; mais aussi comment et sur quels territoires
L’écologie intégrale implique donc une véritable conversion qui doit poindre aussi dans le domaine du travail et de l’emploi. Elle pourrait même en être un bras de levier important du changement à venir. Aujourd’hui, deux milliards d’individus, de gré ou de force, n’ont pas accès au marché de l’emploi. 1,5 milliards d’individus ne connaissent que le travail précaire. Dire, et répéter, qu’un travail décent est un élément essentiel à la dignité de tout homme force à regarder les choses autrement. On peut se demander dans quels secteurs l’emploi peut et doit se développer : la santé, l’éducation, la transition énergétique ; mais aussi comment et sur quels territoires on peut faire naître et entretenir des dynamiques vertueuses. C’est peut-être en sortant véritablement de la logique de la consommation et du déchet et en mettant définitivement l’accent sur le service que l’on sortira aussi de la logique tant disputée depuis la révolution industrielle. Celle-ci a trop fait « du travail une marchandise »[2], tout en affirmant qu’il ne devait pas l’être. Le travail est un soin, de l’homme et de la nature. Ainsi, la nature aussi ne sera pas une marchandise, et il y aura place pour tous, et pour tout homme.
Pierre Martinot-Lagarde, jésuite, conseiller spécial pour les questions socio-religieuses au Bureau international du Travail à Genève (BIT)
[1] Les opinions exprimées ici sont celles de leur auteur, et ne reflètent pas les positions du Bureau International du Travail.
[2] L’expression figure en négatif, « le travail n’est pas une marchandise », dans K. Polyani, La grande transformation, dans l’encyclique Quadragesimo anno, et dans la « Déclaration de Philadelphie » de l’OIT.