Jean-Marc Sauvé
Vice-président honoraire du Conseil d’État
analyse
Jean-Marc Sauvé : nos vies sont l’histoire d’une rencontre avec Dieu
Jean-Marc Sauvé, vice-président honoraire du Conseil d’État, nous a fait l’honneur et la joie de venir au MCC nous confier avec humilité quelques souvenirs de sa riche carrière pleinement dédiée au service de l’État et du bien commun… pour servir Dieu. De ses parents à son devoir d’état, à ses exigences d’intégrité et d’éthique, sa foi est un cheminement, une boussole qui donne sens et unifie son existence.
La rédaction : Comment avez-vous vécu votre foi dans vos responsabilités de haut fonctionnaire ?
Jean-Marc Sauvé : J’étais soumis à deux principes fondamentaux applicables aux fonctionnaires : le devoir de réserve et le respect de la laïcité. Depuis quelques années, les fonctionnaires chrétiens sont confrontés à la contrainte supplémentaire de la société de communication et des réseaux sociaux. On est passé d’un monde dans lequel on pouvait segmenter (je ne dis pas dissimuler) sa vie, de manière étanche, à un monde qui efface les barrières entre vie privée et vie publique.
Lorsque j’étais Secrétaire général du Gouvernement, je suis intervenu à l’aumônerie de Sciences Po. J’étais absolument certain que ce que je disais ne reviendrait pas le lendemain aux oreilles du service de communication du Premier ministre. Maintenant, c’est beaucoup plus incertain et problématique. Lors d’une réunion, on peut être enregistré à son insu, même si on a demandé qu’il n’y ait pas d’enregistrement et cet enregistrement peut se retrouver immédiatement sur un réseau. À l’inverse, un homme public peut scénariser sa vie privée. Alors qu’il ne s’occupe pas de sa famille, il peut par exemple faire venir la presse un samedi matin à un petit-déjeuner avec ses enfants dans un café du centre-ville où il est élu.
La rédaction : Rétrospectivement, pouvez-vous dire que votre foi, que vous n’avez jamais cachée, vous a aidé à être ce que vous êtes devenu dans votre vie professionnelle ?
J.-M. S. : Sans revendiquer ma foi chrétienne, mon histoire personnelle – j’ai été novice chez les jésuites – faisait qu’avant même les réseaux sociaux, tout le monde savait que j’étais catholique. J’ai toujours été le « catho de l’assemblée ». J’avais droit à des blagues anticléricales et l’auteur de la blague s’excusait hypocritement.
Même si j’ai été un « thala », je n’ai pas toujours eu la même foi et la même pratique au cours de mon existence. Mais en 2001, à 52 ans, j’ai subi l’ablation d’une partie d’un poumon avec une forte présomption de cancer ; cette incertitude a duré plusieurs semaines. Ce temps a changé ma vie. Dans l’année qui a suivi mon opération, devant effectuer des exercices physiques, j’allais à pied de mon domicile à mon bureau. Cette heure de marche fut tous les matins un temps de prière. En un an, j’avais parcouru 1200 kms… un peu le chemin de Saint Jacques de Compostelle ! Après cette opération, je suis allé régulièrement au Centre Sèvres le mercredi soir après le Conseil des ministres pour assister au cours d’Écritures Saintes du Père Beauchamp.
Si tout le monde m’a regardé comme le « catho de service », cela n’a pas toujours été le cas. Une vie n’est pas une ligne droite. Je ne suis pas un fan de Claudel. Mais c’est lui qui a écrit que Dieu écrit droit avec nos lignes courbes. Il n’y a pas une absolue continuité même si, quand on arrive au terme de sa vie, ce qui est mon cas, on a tendance à penser que cela a été complètement rectiligne.
La rédaction : Vous avez expliqué cette étape d’interrogation de votre être chrétien. Dans les épreuves professionnelles que vous avez dû traverser, avez-vous senti cette force qu’on appelle la foi ?
J.-M. S. : Je pense que la foi est une boussole. Elle conduit à modifier le regard que l’on a sur l’existence. Je suis un peu johannique – il y a le Monde et le Royaume - mais pas complètement, je ne suis pas dans une opposition frontale entre les deux. Ainsi, dans toute vie professionnelle, il y a des principes directeurs qui n’ont rien de spécifiquement catholique, mais qu’un catholique doit respecter.
J’ai essayé de vivre l’esprit du Décalogue. J’ai eu la chance de n’avoir jamais eu de difficultés pour accéder aux postes que j’ai occupés. Autrement dit, je n’ai jamais tué père et mère pour arriver là où je suis arrivé ! Cela finit par se savoir et vous valoir une forme de respect. Au-delà du Décalogue (« tu ne tueras », « tu ne convoiteras pas ce qui appartient à autrui » : c’est déjà beaucoup de prendre au sérieux ces prescriptions…), l’approfondissement de l’Alliance implique le respect des personnes, le pardon, le service du prochain, cela étant aussi bien compris par mes entourages professionnels.
La foi aide aussi à prendre de la distance et à ne pas absolutiser les enjeux d’une carrière. J’ai toujours eu une certaine distance intérieure face à ces enjeux. Je pense que la foi aide également à gagner de l’unité et de la liberté intérieure. S’est imposée à moi avec une grande force l’idée que nos vies personnelles sont l’histoire d’une rencontre avec Dieu et la prise de conscience d’une attente de Dieu à notre égard. Cette rencontre, aussi imparfaite et obscure soit-elle, est source de joie et de liberté. Elle unifie nos existences, elle change la vie, sans être une contrainte morale. Pour moi, l’un des enjeux de la vie chrétienne est d’être en capacité, dans le monde tel qu’il est, de refuser le triple absolutisme de l’argent, du pouvoir (ou de la domination) et de l’hédonisme. Ce sont des idolâtries que la Bible ne cesse de dénoncer et des impasses existentielles et éthiques, d’autant plus qu’elles sont poussées au paroxysme. Voilà ce que j’ai compris. J’ai aussi cette conviction profonde qui est inséparable de ma foi : il nous faut être complétement dans le monde sans être du monde, au sens johannique du terme. Dans la vie civile ou professionnelle, c’est, par exemple, être différent (je n’ai pas eu à me forcer pour l’être), respecter les personnes et pratiquer l’humilité d’une manière qui ne soit pas affectée.
Il nous faut être complètement dans le monde sans être dans le monde.
La rédaction : Vous avez publié une tribune dans Le Monde sur l’euthanasie. Pourquoi l’avoir écrite ? Quelles ont été les réactions ?
J.-M. S. : J’ai cherché à répondre à la question de savoir quels sont les impacts du projet de loi sur la fin de vie sur la société et sur la médecine. Mon approche de l’euthanasie est une approche civique et sociale. Elle n’est en rien religieuse. Ce qui m’impressionne, c’est la ruse dont fait preuve la société libérale pour se débarrasser des personnes dont la vie ne vaudrait plus d’être vécue. Elle a trouvé un formidable alibi : l’auto-détermination de la personne qui devrait pouvoir choisir sa mort. Voilà pour la motivation « noble ». Mais là où des études ont été faites, que voit-on ? L’euthanasie « bénéficie » en priorité aux plus pauvres et aux plus démunis à qui l’on refuse les moyens de vivre décemment. Le gouvernement canadien qui a le mérite de la franchise chiffre aussi les importantes économies que sa législation permet de faire. Avec l’euthanasie, on peut en effet régler les problèmes de financement de la dépendance, de l’assurance maladie et peut-être même de l’assurance vieillesse. De plus, on accélère la transmission des patrimoines, ce qui est économiquement bénéfique. Où est la liberté individuelle tant revendiquée par les partisans de l’aide active à mourir ? N’est-ce pas plutôt la société ou les familles qui inculquent insidieusement aux personnes âgées ou dépendantes qu’elles ont fait leur temps et qu’elles ne sont plus utiles en rien ? Je crois profondément que l’on arrive à une rupture anthropologique majeure si l’on substitue la distribution de doses létales au soin, à la bienveillance et à la solidarité.
L’euthanasie « bénéficie » en priorité aux plus fragiles à qui l’on refuse les moyens de vivre décemment.
La rédaction : Vous avez accepté la mission de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église catholique (CIASE). Votre foi a été mise à rude épreuve …
J.-M. S. : Le plus dur a été de lire et d’entendre les témoignages des victimes. C’est un chemin de douleur que de découvrir ces vies abîmées ou détruites, cet empêchement de vivre et d’être. Je ne m’en suis pas remis. La dramatique histoire des agressions sexuelles dans l’Église nous replace en fait au cœur du mystère pascal. C’est cela que, dans la douleur, avec ma femme, j’ai appris à reconnaître. Il nous faut traverser la mort, descendre au tombeau pour renaître et revivre.
Propos recueillis par Sylvie de Roumefort et Bertrand Hériard