Simone Weil
Philosophe humaniste française (1909-1943)
ressource
Le travail fait violence à la nature humaine
Dès les années 1930, Simone Weil perçoit les dangers du “management désincarné” en usine, dont elle a été ouvrière et victime. Elle propose d’“enraciner le travail” pour retrouver la cohérence avec la nature humaine. Nous reproduisons ici un extrait de son ouvrage L’enracinement, prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain.
Tantôt il y a surabondance de forces juvéniles qui veulent se dépenser et n’y trouvent pas leur emploi ; tantôt il y a épuisement, et la volonté doit sans cesse suppléer, au prix d’une tension très douloureuse, à l’insuffisance de l’énergie physique ; il y a mille préoccupations, soucis, angoisses, mille désirs, mille curiosités qui entraînent la pensée ailleurs; la monotonie cause du dégoût ; et le temps pèse d’un poids presque intolérable.
La pensée humaine domine le temps et parcourt sans cesse rapidement le passé et l’avenir en franchissant n’importe quel intervalle ; mais celui qui travaille est soumis au temps à la manière de la matière inerte qui franchit un instant après l’autre.
C’est par là surtout que le travail fait violence à la nature humaine. C’est pourquoi les travailleurs expriment la souffrance du travail par l’expression “trouver le temps long”.
Le consentement à la mort, quand la mort est présente et vue dans sa nudité, est un arrachement suprême, instantané, à ce que chacun appelle moi. Le consentement au travail est moins violent. Mais là où il est complet, il se renouvelle chaque matin tout au long d’une existence humaine, jour après jour, et chaque jour il dure jusqu’au soir, et cela recommence le lendemain, et cela se prolonge souvent jusqu’à la mort.
Chaque matin, le travailleur consent au travail pour ce jour-là et pour la vie entière. Il y consent qu’il soit triste ou gai, soucieux ou avide d’amusement, fatigué ou débordant d’énergie.
Immédiatement après le consentement à la mort, le consentement à la loi qui rend le travail indispensable à la conservation de la vie est l’acte le plus parfait d’obéissance qu’il soit donné à l’homme d’accomplir.
Dès lors les autres activités humaines, commandement des hommes, élaboration de plans techniques, art, science, philosophie, et ainsi de suite, sont toutes inférieures au travail physique en signification spirituelle.
L’enracinement, pp.194-195