Alain Thomasset, sj

Centre Sèvres Facultés jésuites de Paris

regard spirituel

Nous sommes les collaborateurs de Dieu

La caractéristique principale de l'approche d'Alain Thomasset concernant le concept de responsabilité et de ses évolutions est fondée sur la complémentarité de trois oppositions : celle entre responsabilité individuelle et responsabilité collective, celle entre la prétention du savoir de maîtriser l’action et la prise de conscience d’une nouvelle incertitude, celle enfin entre une responsabilité tournée vers le passé et les actes et une responsabilité tournée vers l’avenir avec une conscience nouvelle de la vulnérabilité.

Cette complémentarité induit un questionnement naturel : comment se situer à l’heure actuelle ? De quoi suis-je responsable ? Devant qui ? Vis-à-vis de qui ? Vers quelle finalité ? Plusieurs dimensions cœxistent : je suis responsable de (quelqu’un ou de mes actes), vis-à-vis de quelqu’un (un proche, la société, Dieu…) et pour une visée donnée (sauvegarder une valeur, la planète, des liens…). Plus particulièrement, dans l’éthique professionnelle, le niveau de responsabilité de tel ou tel acteur est ainsi proportionnel à l’importance du pouvoir, du savoir et de la liberté dont il dispose et qui sont liés au rôle qui est le sien au sein de l’organisation du travail et au type de prestation qui lui est demandé. Souvent, la responsabilité est comprise comme ce qui est attendu d’une personne tenant un rôle ou une fonction socialement définie. Quelle est ma marge de liberté ? Il est nuisible de se croire responsable de tout mais il est tout autant néfaste de croire que je ne peux rien faire. Si ma liberté est prise dans un jeu de contraintes diverses (économiques, organisationnelles, affectives…), elle n’en n’est pas moins essentielle. C’est elle qui donne sens à mon agir et c’est à l’aune de cette liberté que je peux être jugé comme responsable. On peut alors développer une éthique de la responsabilité à la fois individuelle et prise dans un réseau collectif.

Une exigence spirituelle

À partir de cette réalité éthique, vient s’ajuster une exigence spirituelle. La responsabilité met en jeu notre foi et plus largement nos convictions fondatrices les plus personnelles. Tout d’abord rappeler avec Hans Jonas qu’aujourd’hui, né de la crise écologique et sociale, le principe de la responsabilité a pour vis-à-vis spécifique le fragile, c’est-à-dire avec Paul Ricœur “à la fois le périssable par faiblesse naturelle et le menacé sous les coups de la violence historique.” Le fragile, c’est l’enfant, le jeune, le vieillard, mais aussi la planète, les générations futures, et encore les pauvres, les victimes de la vie économique et sociale, tous ceux dont nous avons la charge… Comme dit le philosophe, ce principe n’est précédé par rien si ce n’est par un sentiment par lequel nous sommes affectés, atteints au plus profond de nous-mêmes. “Nous nous sentons requis, enjoints par le fragile”, sous les diverses figures évoquées, “enjoints de faire quelque chose pour…, de porter secours, certes, mais mieux, de faire croître, de permettre accomplissement et épanouissement.” Ce sentiment tire sa force de ce qu’il nous fait ressentir une situation qui est et ne devrait pas être. Il fait corps avec ce que nous éprouvons comme “déplorable, insoutenable, inadmissible, injustifiable”. Nous sommes rendus responsables par le fragile et quand il n’est pas quelque chose mais quelqu’un: des individus, des groupes, des communautés, l’humanité… “ce quelqu’un nous apparaît comme confié à nos soins, remis à notre charge.” Ainsi, nous sommes rendus responsables de quelqu’un (ou d’une situation) par quelqu’un (et cette situation).

Répondre à l’appel de Dieu

Alors, posons-nous la question: quels sont les appels que j’entends ? Vis-à-vis de qui ai-je envie d’engager ma liberté et ma responsabilité ? Depuis quelle fragilité suis-je interpellé ? Dans ce chemin, et à travers toutes les médiations humaines, celui qui appelle, c’est finalement le Dieu de Jésus-Christ. À quoi et vers qui m’appelle-t-il à travers les réalités du monde où Dieu se tient présent ? D’une certaine façon, Dieu est le fragile par excellence, celui qui ne peut rien sans nous, celui qui a besoin de nos mains, de nos intelligences, de nos cœurs pour diffuser l’amour dont il est la source. “Nous sommes les collaborateurs de Dieu”, dit saint Paul. Le Dieu de Jésus-Christ est Celui qui s’est identifié au petit, au malade, au prisonnier, à l’étranger, au dénudé, à l’affamé… (Mt 25) jusqu’à prendre la figure du crucifié.
Autant de visages de l’appel qu’il nous adresse. Bien sûr, Dieu est en même temps dit “tout puissant”, mais cette toute-puissance est celle de l’amour et il a la force de l’amour, plus fort que la mort, dont la puissance est en fait illusoire. Or, l’amour est aussi fragile car il dépend de l’autre. Cette puissance divine n’est pas celle d’un tyran qui commande ou exécute son œuvre sans nous. Dieu nous appelle et nous fait confiance pour mener son projet. “Allez et proclamez que le Royaume de Dieu est tout proche” (Lc 10, 9-11). Si Dieu travaille au sein de notre liberté, il ne peut le faire sans notre consentement, sans notre ouverture à sa grâce. Il est comme un mendiant de notre générosité et de notre engagement. À chacun de découvrir la mission qui lui est confiée. Le mot mission a pris une coloration professionnelle qui indique une action à mener, une responsabilité à assumer, mais ce terme n’a de sens que par l’énergie spirituelle qui la mobilise de l’intérieur. Par la réponse à un appel venu de plus loin que moi-même.

Mesurer son espace de liberté

Alors comment discerner cet appel et cette mission à laquelle tous sont appelés ? Il est essentiel de mesurer son espace de liberté. Quels sont mes moyens, mes capacités, mes compétences, mes désirs propres ? Il est inutile de rêver d’exploits dont je n’ai pas les forces. Même si Dieu peut nous rendre capables de choses apparemment impossibles, il ne demande pas de faire l’impossible. Et c’est progressivement qu’il nous donne cette liberté. Si le discernement et la prière supposent un cœur large et généreux, il demande aussi un sain réalisme qui évite des déconvenues douloureuses.

D’autre part, il s’agit d’éviter deux écueils : celui de prendre conscience d’une immense responsabilité qui nous culpabilise et finalement nous décourage. Ou celui de se déresponsabiliser et de reporter la charge
du risque sur la collectivité et ses décideurs. Le résultat est le même dans les deux cas: l’immobilisme. Il s’agit donc de trouver la juste mesure au sein de cette tension: si notre responsabilité est limitée à la frontière de notre marge de liberté et notre pouvoir d’action, un sens éthique renouvelé de la responsabilité ne cesse de repousser les bornes de notre regard et nous invite à nous soucier davantage des cercles plus larges de
notre action. Là encore, Jésus vient nous rejoindre là où nous sommes, au sein des réalités qui sont les nôtres, pour nous faire entendre la musique de l’Évangile avec le désir de faire grandir, de prendre soin des petits, de
soulager les fardeaux, d’ouvrir à la générosité.

Enfin, cet appel à la responsabilité n’est pas seulement individuel, car ce sens éthique du soin de l’autre ne cesse de nourrir de l’intérieur le fonctionnement de nos institutions et de nos organisations. Nous sommes
responsables avec d’autres. Dans le domaine professionnel, cela nous invite concrètement à peser la présence de l’autre dans nos décisions, à assumer notre existence risquée, à retrouver la vertu de prudence et de précaution, à insister sur la transparence des procédures et des informations, à vivre pleinement la mission confiée à chacun, à mettre davantage de compassion et de pardon là où existe le risque d’en rester à une justice rigoureuse et calculatrice.

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