« Que faire pour la Terre ? » Le contexte ecclésial de l’écologie – page 145

Vous êtes prêtre et scientifique, comment est venue votre passion pour l’environnement ?

Si je ne pratique plus la discipline de ma première formation, celle de physicien, je m’intéresse depuis trente ans à l’histoire de la planète et à l’évolution. J’ai publié un ouvrage en collaboration intitulé Pour lire la création dans l’évolution1. C’est par le biais de cette réflexion que j’ai été amené à m’intéresser à l’écologie, mais en tant que théologien, et à travailler avec des écologistes professionnels. Je suis aussi membre de Pax Christi. Mes réflexions théologiques sur l’écologie sont placées sous l’égide de ce mouvement.

Depuis quand l’Église s’intéresse-t-elle à l’écologie ?

Depuis les années 1970, environ. On pourrait dire bien sûr que l’Église doit d’abord s’occuper du salut. Elle s’en occupe toujours, mais dès 1970, Paul VI intervient d’une façon assez énergique pour mettre en garde les responsables de la F.A.O., l’organisation qui lutte contre la faim dans le monde et contre les dangers d’un désastre écologique. En 1979, son successeur, dans son encyclique Redemptor hominis (le rédempteur de l’homme), le pape Jean-Paul II dit que la sollicitude pour l’avenir de l’homme est un élément essentiel de la mission de l’Église. En 1990, il déclare : « les chrétiens savent que leur devoir à l’intérieur de la Création et leur devoir à l’égard de la nature et du Créateur font partie intégrante de leur foi ».

Je tiens à rendre hommage à Paul VI dont l’enseignement est trop peu connu en France. En 1972, devant la conférence des Nations Unies, à Stockholm, il fait un discours magistral dans lequel il déclare que « l’humanité est alertée sur le fait d’avoir à se substituer à la poussée, trop souvent aveugle et brutale, d’un progrès matériel laissé à son seul dynamisme ; le respect de la biosphère, dans une vision globale de son domaine, étant devenu une seule terre ». Je crois que cela résume assez bien la parole autorisée de Paul VI devant les Nations unies qui est restée largement ignorée des cercles catholiques en France, même encore aujourd’hui.

Jean-Paul II va reprendre cet enseignement en y mettant son style à lui et avec plus de vigueur. Par exemple dans Redemptor hominis, il commence ainsi : « l’homme d’aujourd’hui semble menacé par ce qu’il fabrique c’est-à-dire le résultat de ses mains. Cet état de menace venant de ses productions se manifeste dans des directions différentes ». Puis, il a des phrases choc, comme lorsqu’il dit en substance que « la volonté du Créateur était que l’homme entre en communion avec la nature comme son « maître » et son « gardien » intelligent et noble, non comme son « exploiteur » et son « destructeur » sans aucun ménagement ». Paul VI n’aurait pas écrit cela avec la même énergie.
_Après Redemptor hominis, Jean-Paul II multiplie les déclarations. En 1990, son important message pour la paix La paix avec Dieu créateur, la paix avec toute la création a un impact mondial. Pour lui, la crise écologique est un problème moral. Ce n’est pas uniquement cela, mais c’en est un, incontestablement. Jean-Paul II a cette phrase très forte : « en concluant ce message, je voudrais m’adresser directement à mes frères et sœurs de l’Église catholique pour leur rappeler l’obligation grave de prendre soin de toute la Création ».

L’Église prend position uniquement sur le plan moral. Elle fait bien attention de respecter l’autonomie de la science écologique et celle de la politique qui ne sont pas de son domaine. Cela fait partie de sa mission de rappeler que la grande vocation de l’homme est de recevoir cette création des mains de Dieu pour la gérer de façon responsable.

Comment l’Église a-t-elle relayé le message du Vatican en France ? Ne pourrait-elle faire davantage ? Vous-même avez écrit que le message de l’Église est parfois mieux entendu par la société civile que par nos communautés restées frileuses.

En France, l’Église a réagi avec un certain retard. Je crois qu’elle a été tellement absorbée par la critique post soixante-huitarde autour de problèmes sociaux extrêmement cruciaux, qu’elle n’a pas donné beaucoup d’importance à cet enseignement. À ma connaissance, il n’y a guère que le mouvement Pax Christi qui a vraiment relayé, depuis quinze ans, les grandes préoccupations du rassemblement œcuménique de Bâle de 1989. Celui-ci a eu une très grande importance quant à la prise de conscience du problème écologique par les Églises européennes, notamment protestantes. Pax Christi a alerté les évêques de façon insistante. En 2000 seulement, est paru Le respect de la création, un excellent petit document auquel nous avons largement collaboré, sous l’autorité de la Commission sociale des évêques, et actuellement en réimpression.

Bien sûr, les évêques pourraient en faire davantage…Mais je crois qu’ils ont quand même pris des décisions importantes puisqu’en 2002, se rendant compte qu’un seul document ne suffisait pas, ils ont créé un organisme permanent :l’Antenne « _ Environnement et modes de vie », dont je fais partie avec une équipe d’écologistes assez nombreuse. Cet organisme, sous l’autorité de Mgr Stenger, président de Pax Christi, a pour mission permanente d’alerter les évêques sur l’importance de ces problèmes et de leur permettre de faire connaître leur point de vue à l’opinion catholique. Au niveau de l’Antenne, les évêques, les communautés, les groupes de laïcs, des théologiens prennent toutes sortes d’initiatives. Il y en a déjà beaucoup. Mais nous souhaitons qu’elles se développent encore.

Lorsque j’ai été invité à une grande réunion de WWF France, mouvement qui s’occupe de la protection de la nature, je me suis aperçu qu’il y avait des milieux écologiques non chrétiens extrêmement dynamiques qui travaillent, depuis trente ou quarante ans, et qui ont des réalisations dans le monde entier, notamment en France. Je me suis fait interpeller sans ménagement avec des questions comme celle-ci : « qu’est-ce que vous faites, vous, les catholiques ? » J’ai essayé d’expliquer qu’on essayait de s’y mettre mais je me suis rendu compte que, vis-à-vis d’eux, on avait trente ans de retard. Et quand je me suis tourné vers certains publics chrétiens, j’ai parfois rencontré de l’indifférence ou des rires. On m’a répondu, avec des plaisanteries, qu’il y avait autre chose à faire que de s’occuper des papillons, qu’il fallait s’occuper de l’emploi, de la misère, du salut, etc. J’ai senti un décalage énorme
dans les mentalités et les priorités, c’est la raison pour laquelle j’ai parlé de la frilosité de nos communautés devant les messages de l’Église.

J’ajouterais une autre réflexion. La méfiance des milieux catholiques traditionnels, attachés à une morale familiale exigeante, se nourrit de l’aversion profonde qu’ils éprouvent à l’égard de la tradition libertaire qui existe encore dans certains milieux de l’écologie politique. Certes, depuis vingt ans, la situation évolue rapidement, mais les mentalités ne bougent que lentement.

Je reviens sur l’approche de Paul VI et de Jean-Paul II. Pour vous, la préoccupation écologique actuelle est-elle effectivement un problème moral ?

Il y a une dimension morale indiscutable. Le pape Jean-Paul II l’a très bien souligné, par exemple en écrivant que « certains éléments de la crise écologique actuelle font apparaître, à l’évidence, son caractère moral ». Il a écrit cela en 1990, et je suis tout à fait d’accord. Mais quand j’y réfléchis un peu plus, aidé par Paul VI et mes propres réflexions sur la théologie de la Création, je crois qu’il faut aussi affirmer le caractère profondément nouveau de ce qui arrive. Il ne faut pas moraliser tout de suite le problème. Il faut faire une analyse scientifique et philosophique de l’émergence d’une nouvelle relation entre l’homme et la nature qui ne s’est jamais produite dans l’histoire de l’humanité. D’une certaine façon, c’est la rançon du progrès. L’humanité a presque trop bien réussi, si j’ose dire, sur le plan de la puissance technique, des progrès de la médecine et de la santé.

Nous sommes maintenant six milliards alors que nous pourrions imaginer être beaucoup moins nombreux si la médecine n’était pas ce qu’elle est. L’envers de ce progrès, de cette puissance, c’est précisément que l’homme se rend compte seulement maintenant qu’il risque de devenir un prédateur vis-à-vis de son environnement. Pendant dix mille ans, depuis l’ère néolithique, il ne s’était jamais posé cette question. Donc le problème n’est pas d’abord et uniquement moral. Il y a aussi les conséquences d’un progrès technique et scientifique presque trop réussi d’une certaine façon et mal maîtrisé d’une autre. Je pense donc qu’il ne faut pas moraliser tout de suite, mais je n’engage que moi en disant cela.

Je reviens sur le fameux verset 28 du premier chapitre de la Genèse « remplissez la terre et dominez la ». Il y a de très nombreux malentendus et controverses sur ce verset. J’ai fait moi-même sur ce sujet, une étude biblique qui n’a malheureusement pas pu être publiée. Elle est assez détaillée pour montrer comment déjà, dans la Bible, cette phrase veut dire que l’homme reçoit cette nature des mains de Dieu, qu’il doit en être le gérant et la gouverner avec justice et sainteté. On trouve d’excellentes interprétations chez Jean-Paul II et Paul VI qui expliquent bien que la mission de l’homme est une maîtrise qui doit être faite dans l’humilité, et non pas être une destruction, ni une exploitation. Nous, chrétiens, sommes violemment attaqués à cause de ces versets. Certains courants américains accusent notamment depuis trente ans les chrétiens d’être à la source de la crise écologique, à cause de leur anthropocentrisme. Nous nous défendons en disant que ce n’est pas vrai. Mais il est certain qu’une lecture fondamentaliste de la Bible pourrait le laisser croire. Il est important qu’il y ait des études bibliques qui paraissent à ce sujet. On ne peut pas se contenter de quelques lignes dans une encyclique publiée, il y a vingt ans. Le vide herméneutique est redoutable et regrettable. Ces analyses manquent cruellement. Il y en a quelques-unes, comme un excellent livre trop méconnu de René Coste Dieu et l’écologie. Les réponses existent, mais elles sont cachées dans des bibliothèques.

Vous avez aussi participé à un ouvrage collectif paru en juin 2005, Planète vie – Planète mort, l’heure des choix

Ce livre a été conçu à l’initiative de l’Antenne « Environnement et modes de vie », sous l’égide et l’autorité directe de Pax Christi dont Mgr Stenger est président. Le penseur en est le Père René Coste, qui a amené le dynamisme nécessaire.
Il faut aussi rendre hommage à Jean-Pierre Ribaud, un diacre qui travaille depuis plus de quarante ans sur ce sujet et au Père Le Douarin, ancien secrétaire de la Commission sociale qui nous a quittés, il y a deux ans.

Cet ouvrage est le fruit de trois ans de travail pluridisciplinaire entre une équipe d’écologistes professionnels, spécialistes de l’eau, de l’urbanisme, des sols, de l’atmosphère, du climat, de l’énergie et de quatre théologiens, dont votre serviteur, qui ont pu mener avec eux une réflexion de fond.

Concernant ces problèmes d’écologie, en tant que chrétien, quel est votre vœu le plus cher ?

Je souhaiterais que les chrétiens redécouvrent d’abord la dimension de la louange dans leur vie. Car nous sommes d’abord faits pour cela : remercier Dieu en Christ pour ce don inouï de la Création, et pour cette responsabilité de plus en plus grande que nous découvrons, même si elle existait déjà, envers cette Création que nous devons respecter, aménager et léguer propre et en bon état aux générations qui nous suivent.

Pascal Roux

Extraits de Responsables n°367 – novembre/décembre 2005


La juste place des experts et le nécessaire courage politique – page 147

L’eau, un enjeu politique

Nous entrons dans une nouvelle époque, celle de la gestion de l’eau, une matière cruciale et pourtant rare. Étant un bien commun pour tous, elle devient le lieu du partage, la base d’un vivre ensemble, le lieu de l’exercice d’une politique. Cette dernière doit inclure le présent et le futur et toutes les générations qui suivent.
Ressource de l’abondance, l’eau a coulé dans les tuyaux et les robinets sans limite. Longtemps, on a pu faire couler des bains abondants et arroser toutes les pelouses. Son usage reste pourtant inégalitaire, cinq cents litres par jour et par personne aux États-Unis, douze litres au Niger.

Aujourd’hui, même dans les endroits où elle semblait le moins manquer, il faut commencer à mettre des limites à sa consommation. Devenant un produit rare et cher, il convient de lui appliquer les critères du développement durable. Faut-il attendre des changements climatiques dramatiques pour commencer à s’en préoccuper ? Habitués à disposer de l’eau claire et propre en quantité, nous nous trouvons avec des sources d’eau abondamment polluées.

Des dimensions multiples

La réflexion sur un tel sujet met en jeu des facteurs très divers. D’abord le long terme et le court terme. Les réserves et la qualité de l’eau évoluent très lentement. Les dégradations ne sont pas brutales. Pourquoi donc faudrait-il prendre des décisions difficiles dès maintenant ?

Cette interrogation masque les délais considérables nécessaires pour faire évoluer une politique de l’eau. L’anticipation est indispensable.

Un autre débat concerne le collectif et l’individuel. Toute mesure sur l’eau touche des villes et des régions entières. Pourquoi devrais-je limiter ma consommation alors que ma contribution ne fera guère de différence ? Ces deux dimensions se traduisent en opposition entre le proche et le lointain. Si tout va bien chez moi mais que le drame s’installe chez mon voisin, pourquoi m’inquiéter ? Je continue à remplir ma baignoire à ras bord. L’éloignement permet l’aveuglement.

À ces deux dualités, il faut en ajouter deux autres. D’abord, l’opposition entre le perceptible et l’insoutenable. Une décision politique impopulaire est difficile à proposer aux citoyens qui n’en perçoivent pas la nécessité. Les médias tendent à donner la parole à la victime individuelle sans expliquer les problèmes de long terme.

L’autre dualité concerne les moyens et les fins. L’État ne sait pas expliquer les fins d’une politique, le bien commun, le vivre ensemble alors que ce serait le seul moyen d’obtenir l’adhésion de tous.

Comment décider ?

Dans ce contexte complexe, la question se pose de savoir comment décider pour le bien durable de tous ? La tentation existe de s’en remettre aux experts. Leurs études donneraient la clé des décisions. Malheureusement, ils ne sont pas toujours d’accord, et leurs conclusions peuvent toujours être discutées. Le pouvoir politique élu devra donc décider car il est seul capable de défendre le bien commun. La démocratie directe par le référendum ne saurait répondre à des questions aussi complexes. Elle risque de s’éparpiller dans une multitude de points de vue particuliers sans jamais aboutir à une solution répondant au bien de tous. Internet pulvérise encore plus la démocratie en fabriquant une mosaïque de points de vue personnels.

Le refus de la démocratie directe n’est pas un refus du débat. Il faut expliquer et convaincre. L’argumentation doit passer par l’explication des fins d’une politique : de l’eau pour tous. Cette politique du bien commun doit inclure le présent et le futur, et toutes les générations qui nous suivent.

La décision passera donc par nos représentants élus, garants de ce bien commun. Il leur revient la lourde charge de décider pour le présent et pour l’avenir.

Loi et culture

Mais les changements nécessaires ne peuvent pas être opérés sans un travail long et constant sur la culture. En effet, la loi reste toujours liée à un état de la société. _ Dans les années trente, les États-Unis avaient tenté d’imposer par la loi une restriction totale de l’usage de l’alcool. Ils avaient dû se rendre à évidence que cette contrainte était inapplicable.

À l’inverse la loi anti-tabac est devenue possible récemment parce que la culture ambiante rejette l’usage de la cigarette. Une telle loi n’aurait jamais pu passer, il y a vingt ans. Certes, la loi est éducative, mais elle ne peut pas être appliquée si elle n’est pas comprise par la majorité. Il importe donc de travailler à l’éducation des citoyens pour faire passer les idées de la gestion durable de l’eau.

La loi sera nécessaire pour empêcher ou limiter les pollutions, comme pour limiter l’usage de l’eau dans les temps exceptionnels de sècheresse, ou dans des zones d’approvisionnement limité.

Les deux voies de la loi et de la culture sont donc nécessaires. Mais seule la voie de la culture permettra le développement d’un sens civique, d’un « consommer l’eau correctement » partagé par toute la population. Il importe donc de favoriser une politique de l’eau qui soit comprise par les citoyens comme une expression de la solidarité entre eux et entre les générations.

Notre responsabilité

Avec leur forte tradition de l’intérêt général, les Européens ont une mission d’explorateur et de laboratoire dans ces domaines. Mais les gouvernements nationaux préoccupés par le court terme électoral ne prêtent pas attention à de telles préoccupations lointaines. La France abandonne ses nappes phréatiques et la Belgique délaisse ses rivières. Et c’est la Commission européenne, si facilement décriée, qui impose aux pays de l’Union de regarder plus loin que la prochaine élection.

L’Europe est ainsi un laboratoire de développement durable. Si l’eau devient une ressource rare, à nous de montrer comment la gérer. Nous avons une loi qui fonctionne, nous avons une police capable de traquer les contrevenants, une justice capable de les punir. Et nous avons les ressources financières. Nous devrions être capables de gérer les tensions sur l’eau. Nous avons ainsi une responsabilité pour montrer un chemin de justice dans ce domaine. Encore faut-il que nous en ayons la volonté politique. C’est là notre premier problème Et c’est probablement là notre premier travail.

Pierre de Charentenay, sj

Extraits de Responsables n°376 – mai/juin 2007


Eau, faire face à l’injustice – page 149

Environ un milliard d’hommes n’a pas accès à l’eau potable et deux milliards et demi n’ont pas accès à l’assainissement rudimentaire. Ce qui fait de l’eau la première cause de mortalité devant le sida : huit millions de personnes par an. La difficulté n’est pas, comme on pourrait le penser, la rareté. En théorie, il y a de l’eau pour tous. Le problème c’est sa répartition et son accès. Pourra-t-on résoudre cette injustice et ce scandale ?

Ouvrir un robinet, ce geste banal pour nous est d’une étrangeté totale pour une grande partie des hommes.

Comment mieux partager la ressource de l’eau ? L’enseignement social de l’Église peut nous aider à y réfléchir. Les générations futures ont droit aux biens nécessaires à leur survie, au premier rang desquels il y a l’eau. Que faisons-nous de la destination universelle des biens ?
Résoudre cette question se fera avec la participation de chacun. Nous sommes dans un sujet macro-économique car le cycle de l’eau est mondial – évaporation, retombées sur la planète, – et dans le micro local. Quelle solidarité avec les plus pauvres ? Quelle subsidiarité mettons-nous en œuvre ? L’eau est un problème mondial, mais les solutions sont locales.

Le temps du monde fini commence


Pendant des siècles, s’il n’y avait plus d’eau, la population migrait pour changer de puits.

Aujourd’hui, nous savons où sont les ressources en eau. Ce sont des ressources finies. En France comme ailleurs, le changement climatique a aidé à une prise de conscience.

Les hommes gaspillent pourtant ce bien précieux, que ce soit par l’irrigation des champs au soleil l’été ou dans les pays comme le Canada, où l’eau est gratuite et les tuyaux non étanches.

L’eau ne se perd pas, elle se transforme, sous diverses formes, sur la planète, la quantité totale ne variant pas. Cette quantité inchangée peut se chiffrer à 1400 millions de km3. Pour six à sept milliards d’êtres humains, cela paraît suffisant. Pourtant 97 % de cette quantité représentent l’eau salée des océans. Sur les 3 % restants, 75 % sont l’eau des glaciers et 24,9 %, des eaux souterraines difficilement exploitables. L’eau utile représente donc 0,1% de la quantité d’eau sur terre. Ce qui fait, en théorie, 15 000 litres par jour et par homme, sachant qu’un Européen consomme 400 litres par jour, un Américain davantage, un Africain, beaucoup moins. _ Au final, on ne consomme que 5 % de ces 0,1 %.

L’inégalité géographique

Tout le monde n’a pourtant pas accès à ses « 15 000 litres » quotidiens. Au Koweït, 10 m3 sont disponibles par habitant et par an, au Groenland, 10 millions de m3. La France avec ses 7 000 m3 par habitant et par an est relativement bien desservie.
Vingt-six pays sont en situation de pénurie avec moins de 1000 m3 par habitant et par an. 10 % de la planète connaît un stress hydrique en forte hausse. Les prélèvements y sont supérieurs aux renouvellements annuels. Il s’agit de l’Afrique saharienne, orientale et australe ; du Proche et du Moyen-Orient ; du Sud-ouest des États-Unis et du Mexique, de la façade pacifique de l’Amérique latine et de l’Asie centrale.

Les Nations unies ont recensé trois cents zones, sources de conflits potentiels à cause de l’eau, alimentant le fantasme de la guerre de l’eau. Si les mots « rival » et « rivière » viennent de la même racine latine, l’eau reste plutôt un sujet où les personnes arrivent à s’entendre. Mais les zones de tension existent.

Il existe ainsi deux cents bassins versants partagés entre plusieurs pays. Les plus connus sont des fleuves comme le Nil. Ainsi, l’Égypte prend 95 % de son eau ailleurs que dans son sol. Si on met un barrage à la source, des pays peuvent devenir totalement dépendants.

La Convention de 1947 interdit le bombardement des barrages. Heureusement, la sagesse l’emporte le plus souvent et il existe de nombreux arrangements secrets entre belligérants.

Si la première inégalité est géographique, la deuxième est celle de la répartition des précipitations dans le temps. La moitié des victimes des catastrophes naturelles est due aux crues et aux inondations.

La qualité de l’eau, sujet prioritaire

La pollution de l’eau apporte des modifications notables à l’environnement : des marées noires, en passant par la déforestation, les rejets urbains, l’assèchement des lacs intérieurs, les atteintes à la biodiversité ou l’évaporation des zones humides. La France, plutôt épargnée, se classe dans les dix premiers pays pour la qualité de son eau, selon la FAO.

Le point crucial est l’agriculture. Non seulement elle rejette des eaux qui vont polluer les nappes, mais elle représente 70 % de la consommation en eau. 1 kilo de blé nécessite 1500 litres d’eau, 1 kilo de riz, 4500 litres.

Nous mangeons de l’eau. Est-ce souhaitable qu’un pays pauvre en eau comme le Maroc exporte des tomates très riches consommatrices d’eau ? La surexploitation des terres, encouragée par tous car il s’agit de nourrir une population croissante, a des effets néfastes. Elle se traduit dans un certain nombre de pays par une déforestation massive. Ainsi par endroits, le fleuve Niger se perd dans le sable. Il n’est pas exclu qu’un jour, il n’atteigne plus la mer. La mer d’Aral est presque à sec : pour l’exploitation du coton, on a prélevé 90 % des eaux des fleuves qui s’y déversaient.

L’industrie et l’urbanisme consomment également de l’eau. Pour raffiner 1 tonne de pétrole, il faut 10 tonnes d’eau ; 1 tonne de papier nécessite 270 tonnes d’eau. On s’habille à l’eau, on roule à l’eau,…

De la qualité dépend la santé

Dans la plupart des grandes métropoles du Tiers Monde, les égouts sont sans contrôle. Ainsi, 1 litre d’eau usée polluée pollue à son tour 8 à 10 litres d’eau douce. En Chine, 80% des déchets industriels sont rejetés sans traitement. Et dans nos villes où le macadam a tout envahi et où il n’y a plus d’écoulement naturel, l’eau se charge de nos déchets.

C’est la première cause de mortalité dans le monde. On estime que l’eau est responsable de la mort de huit millions de personnes par an dont la moitié sont des enfants : diarrhées, vers intestinaux, choléra, paludisme, trachome.

L’explosion de la demande

C’est pourquoi, il nous faut réfléchir ensemble à l’explosion de la demande. Nous consommons 50 litres pour un lave-vaisselle, 100 litres pour un lave-linge, 200 litres pour un bain, … Si les milliards d’êtres humains qui sont encore privés de ces services nous rejoignent, nous allons dans le mur. La demande croît très vite dans les zones où l’eau est rare et les équipements inexistants. Le PNB est gourmand en eau.

Les besoins en eau augmentent avec la croissance de la population. Par ailleurs nous ne connaissons pas précisément l’impact du réchauffement climatique à long terme.

Le stockage permet une régulation entre l’offre et la demande. Poumons de l’irrigation, les barrages contrôlent les flux et protègent des crues. Mais un lac de barrage n’est pas naturel et produit un certain nombre de chocs en retours, comme le déplacement de personnes.

La très grande majorité des barrages est construite dans les pays du Nord, et non dans les pays où le besoin se fait le plus sentir.

Nous sommes dans l’impasse

25 % de la population n’a pas accès à l’eau potable, 40 % n’a pas accès à l’assainissement.

C’est une question de fraternité élémentaire, alors qu’il existe un droit à l’eau, inscrit dans les objectifs de développement du millénaire fixé par les Nations Unies, en 2000. Cet objectif de l’accès à l’eau et à l’assainissement est donc récent.

Nous sommes dans une impasse d’abord imposée aux femmes, comme en Afrique, où elles travaillent quatre heures de plus que les hommes par jour pour transporter l’eau. Du temps pris sur l’accès à l’éducation des filles, sans compter le fait qu’elles sont aussi privées d’intimité. Quand l’eau est amenée dans un village, on libère du temps et de l’énergie.

L’impasse est agricole. La course à la production au rendement sur la terre n’est pas tenable. C’est un sujet tabou, car la paix sociale est à ce prix.

L’impasse est environnementale et surtout sanitaire : elle comptabilise 20 000 morts par jour. L’eau n’a pas de prix mais a un coût.

Raccorder, collecter les eaux usées, coûte cher.

L’Afrique cumule toutes ces impasses, y compris l’impasse politique. C’est le lieu prioritaire du combat à mener. Mais qui s’y intéresse ? L’eau est orpheline, alors que construire un égout, c’est rendre un des plus grands services à une population.

Quelles pistes proposer ?

Ce sujet est redécouvert par les politiques depuis une quinzaine d’années. De sommet en sommet, on découvre la complexité du sujet, son prix, le rôle de la tarification et des mécanismes de marché, la valeur des différentes utilisations, l’idée de gestion intégrée, les besoins vitaux des pauvres, le rôle des capitaux privés.

Le vrai problème étant la qualité de l’eau, il faut en accepter le prix et remettre l’eau au cœur des priorités. Concrètement il faudrait raccorder 400 000 personnes par jour. _ La contribution a été chiffrée à 100 milliards de dollars par an sur vingt-cinq ans d’investissement. Savoir gérer au niveau local a été la clé de la réflexion de notre groupe de travail1. Le problème n’est pas tellement la finance mais la gouvernance au niveau local. Historiquement, on est d’un bassin avant d’être d’un pays. Il suffit de prendre la carte de France, de voir comment sont découpés les départements. Il n’y a pas d’histoire de l’homme sans histoire de l’eau.

Il faut apprendre à partager entre les pouvoirs publics, les intérêts privés et la société civile. C’est ce qui a été fait en France avec les Agences de bassin et les Comités de bassin. La vraie révolution, c’est de redonner le pouvoir au local. Or dans de nombreux pays du Tiers monde, l’État ne souhaite pas déléguer.

L’eau se transporte peu. C’est d’abord un marché municipal. Il s’agit de donner des moyens aux municipalités, qu’elles puissent négocier les contrats ; définir les tarifs avec les populations…

Qui va payer les 100 milliards ?

Aucun usager n’a jamais payé le prix réel complet de l’eau. A l’inverse, la gratuité complète n’est pas souhaitable, car elle signifie gaspillage là où l’eau est abondante. Il faut trouver un entredeux, la tarification durable ; prendre en compte le financement de l’infrastructure et son renouvellement ; différencier les factures selon les revenus. _ En Afrique du Sud, où le pauvre consomme peu et le riche remplit sa piscine, il n’est pas illégitime que les premiers mètres cube soient quasi gratuits et que les derniers coûtent cher. C’est une première manière de gérer.

Les choses se compliquent avec l’agriculture. On ne pourra jamais faire payer à taux plein le coût réel de l’eau pour l’agriculture. Augmenter le prix de l’eau fait augmenter le prix de l’alimentation et amène d’autres difficultés.

L’argent privé reste tabou

La mondialisation met à disposition des moyens et des outils, comme les marchés financiers.

On peut financer en monnaie locale. Rembourser en monnaie locale diminue le risque du change. Des outils de garantie se sont aussi mis en place. Les échéances sont à trente ou cinquante ans et l’objectif est de créer de la confiance. On commence à mobiliser l’épargne locale : pour ce faire il est nécessaire de développer les garanties, mobiliser les collectivités locales, les fonds de pension (ce n’est pas absurde que la population locale épargne pour sa retraite et pour sa ressource en eau), faciliter le financement bancaire des plus petits acteurs locaux.

Il s’agit d’augmenter l’investissement privé en renforçant le cadre juridique, en garantissant l’indépendance et la qualité des régulateurs. Il faut des gens sur place qui puissent arbitrer entre les intérêts de la population, les soucis des pouvoirs publics et l’intérêt privé. Il faut avoir le courage de parler des tarifs de manière adulte : argent du consommateur, argent privé et argent public, sous forme d’aide au développement.

Quel argent public ?

L’aide de l’argent public s’élève à moins de 5 % par an dans le secteur de l’eau ; elle est concentrée sur un petit nombre de pays, alors qu’augmenter cette proportion aurait un impact sur la santé, l’éducation. Il faut que l’aide soit pérenne et non soumise à des aléas, la moderniser, accepter d’intégrer la notion de partage public/privé, prêter au niveau local, réfléchir à la taxation internationale, développer la coopération décentralisée…

Le PNB mondial annuel est de l’ordre de quarante mille milliards de dollars. Que sont cent milliards par an face à cet ordre de grandeur ?

Cet investissement aura des bénéfices considérables. « J’avais soif et vous m’avez donné à boire », cette phrase s’adresse à chacun de nous, chaque année. Le chef de l’État a signé l’engagement pour le millénaire. Comme citoyens, nous sommes engagés à résoudre collectivement le problème de l’eau. Comme contribuables, donateurs à des ONG, actionnaires d’entreprises, nous avons la responsabilité de savoir comment notre argent est utilisé. La planète terre est une planète mer. C’est une planète bleue. Quand l’eau va mal, c’est la terre qui va mal.

Bertrand Badré

Extraits de Responsables n°376 – mai/juin 2007


Croire, espérer et aimer – page 151

«Ne tardez pas à vous occuper des jeunes, sinon ils ne vont pas tarder à s’occuper de vous»

Il n’est pas banal qu’une assemblée de cadres choisisse un éducateur spécialisé pour clore son congrès ! Mais la question de notre avenir commun concerne avant tout la jeunesse et c’est à elle qu’il nous faut laisser une société un peu meilleure. C’est elle aussi qui souffre le plus du chômage qui laisse désœuvrée la moitié des jeunes adultes dans les quartiers sensibles.
Une triple inspiration oriente l’action et les propos de Jean-Marie Petitclerc.

— D’abord, celle de l’animateur de rue qui dirige l’association Valdocco, fondée à Argenteuil et étendue maintenant à Lyon pour réexpérimenter le modèle de Don Bosco dans la réalité contemporaine de la banlieue.

— Ensuite, celle du sociologue ayant travaillé auprès des politiques. Un engagement qui a pu être critiqué, mais le prêtre reste un diacre et le ministère du diacre est le ministère de la charité, qu’elle s’exerce au niveau de proximité (encadrement des jeunes), au niveau institutionnel (gestion d’une institution) ou au niveau politique par l’amélioration des lois.

— Celle enfin du prêtre salésien de Don Bosco. Il n’est pas absurde de transférer l’expérience de ce précurseur de la société rurale du Piémont au XIXe siècle à nos banlieues d’aujourd’hui. Dans les deux cas une période de grandes mutations où la jeunesse devient d’autant plus turbulente qu’elle a du mal à se projeter dans un avenir très incertain.

Le symptôme de la violence

On peut retenir ces deux grandes idées de Don Bosco. Quand la confiance envers les institutions s’estompe, nous avons encore plus besoin d’un système éducatif centré sur la qualité de la relation entre jeunes et adultes et, d’autre part, nous devons décoder les phénomènes de violence comme des symptômes.

En effet, la violence est naturelle, c’est la manière naturelle de régler un conflit. « Le bébé du XXIe siècle n’est pas plus violent que le bébé du XXe, ils naissent tous les deux aussi violents : vous confieriez un flingue à votre bébé, il vous tuerait pour un biberon en retard ! » souligne Jean-Marie Petitclerc avec lucidité et humour. La convivialité, la paix sont donc les fruits de l’éducation, de l’apprentissage de la gestion de la frustration.

Lorsqu’il y a explosion de violence, c’est bien qu’il y a un problème éducatif. « Ne tardez pas à vous occuper des jeunes, sinon ils ne vont pas tarder à s’occuper de vous » disait déjà Don Bosco à Lyon en 1883.

Le repli sur l’immédiat

La source principale du mal-être de la jeunesse réside dans le regard négatif que les adultes portent sur l’avenir analyse l’éducateur sociologue. Les parents devraient être capables d’enthousiasmer leurs enfants et non de leur faire peur sur tout. C’est ce qu’ont su faire ses parents, précise-t-il, dans une période pourtant objectivement inquiétante d’après-guerre et de guerre froide.

Aujourd’hui, un sondage effectué auprès d’adolescents de 13-15 ans à la question « à quoi vous fait penser demain ? » révèle leurs premières associations d’idées : peur de la pollution, réchauffement de la planète, peur du chômage, peur du terrorisme.

Bonjour l’envie de grandir ! Cette attitude négative des adultes provoque chez les jeunes un repli sur l’immédiat, une incapacité à se fixer des objectifs, une montée de la déprime. Les adultes doivent être porteurs de sens, sens qui ne peut se construire que dans la conjugaison du passé, du présent et de l’avenir.

Une mixité sociale essentielle

Comment construire un avenir commun alors que les gosses de riches ne croisent jamais les gosses de pauvres tant il y a de ségrégation dans l’habitat ? Et pourtant la mixité sociale est essentielle.

La politique de la ville a été un échec relatif car elle visait seulement à améliorer la vie dans les quartiers, or ce qu’il faut aux jeunes des quartiers, c’est la possibilité d’en sortir. Ils vivent le drame de l’enfermement dans la culture de ces ghettos avec leurs codes de comportement particuliers qui les empêchent de s’insérer ailleurs, dans les entreprises en particulier. Même pour manifester le respect, les codes employés sont complètement différents et même opposés entre les différents milieux. _ « Pourquoi se sent-on agressé par un jeune qui ne retire pas sa casquette alors qu’on ne demande pas à un évêque d’enlever son petit bonnet ridicule ? » questionne le prêtre salésien… L’incompréhension génère la violence.

Des engagements fraternels

Un seul mot : la fraternité qui pourrait être l’apport spécifique des chrétiens. La fraternité est un regard qui se traduit par des engagements. La fraternité est le courage de se risquer les uns pour les autres. C’est un chemin d’acceptation de la différence comme source d’enrichissement.

Mais il faut aussi un fond de similitude qui est notre fond d’humanité, notre commune dignité d’enfants de Dieu.

Ce chemin de partage est source de bonheur. Heureux celui qui manque, car seul le manque peut permettre l’échange. Bonheur pour toi si tu manques de quelque chose, tu sauras goûter le bonheur de recevoir, si tu manques de quelqu’un, tu sauras goûter le bonheur d’aimer, si tu manques de Dieu, car tu sauras trouver le chemin qui y mène !

— Croire : il s’agit de croire en la vie. Le contraire de la foi, ce n’est peut-être pas l’athéisme, mais la peur. S’il y a trop d’hommes politiques qui « s’y croient », il en est certains qui « y croient », qui sont capables de mettre leur ambition au service de leurs projets.

— Espérer : il s’agit d’être à la fois sel et lumière, c’est-à-dire révélateurs des talents de l’autre. Aimer : aimons notre époque ! Un évêque qui avait traversé la France des villages disait qu’il avait été surpris de découvrir la France des banderoles « non à la déchetterie, non à la déviation, non à l’autoroute » parfois « non au projet » et que chaque fois qu’il voyait un oui, c’était une invitation à la braderie, à la brocante ou au vide-grenier. Qu’est-ce qu’un pays qui n’aime pas son avenir, qui ne se réfère qu’à son passé ? « Lorsqu’on est en position éducative, on n’a pas le droit de gémir sur son temps ! » insiste enfin Jean-Marie Petitclerc en conclusion…

Extraits de Responsables n°410 – maris/avril 2011


La place de l’homme dans la Création, face aux défis environnementaux – page 151

Les défis environnementaux : le don d’une crise

Le mot crise vient du grec, un mot qui veut dire qu’il faut se décider, qu’il faut faire un discernement. Une crise, c’est une menace, mais c’est aussi une opportunité pour prendre des décisions cruciales. Une crise peut être un don parce qu’elle nous permet de changer, de devenir autres, de trouver en nous-mêmes les ressources pour nous changer et changer dans un sens positif la terre que nous habitons. C’est un don qui oblige à nous engager, un don qui coûte quelque chose !

La crise environnementale actuelle concerne toute la terre. Il nous faudra y faire face. En cela elle ouvre à la prise de conscience. Par exemple, la fonte des glaciers va poser le problème de l’alimentation en eau de villes – comme Lima au Pérou ou Denver aux États- Unis – qui captent leur eau à partir de glaciers. C’est ainsi que de grandes populations devront émigrer : 50 millions de personnes en 2020, selon les prévisions du commissariat des Nations-Unies pour les réfugiés.

Il y a des perceptions différentes des problèmes à affronter car les effets de la crise se font sentir de façon très différente selon les points du globe. Alors, comment parler de cette crise à un niveau global, à un niveau planétaire, de telle manière qu’on puisse faire face ensemble ? C’est important de voir combien il est difficile de trouver des solutions puisque les perceptions de la crise sont si diverses.

Des aspects nouveaux

Jusqu’ici, la plupart des crises dans l’histoire de l’humanité ont été des crises localisables. Aujourd’hui encore, les problèmes environnementaux sont très souvent considérés comme purement locaux. En réalité, il s’agit du futur de la planète. Il ne faut plus penser en termes de région, mais au niveau de la planète entière. Le défi local se révèle être un défi global et la perception de la dimension mondiale est essentielle pour mener à bien la lutte locale. Aujourd’hui, nous sommes devenus des habitants de la terre. Notre voisin, c’est quelqu’un qui vit en Inde, c’est quelqu’un qui vit en Asie, c’est quelqu’un qui vit au Mali, c’est quelqu’un qui vit en Bolivie.
Un autre élément de cette crise, est que ses dimensions sont complexes. La crise environnementale contient des crises sociales, des crises politiques, des crises économiques qui sont unies à cette crise environnementale. La crise économique que nous avons connue et connaissons est un exemple d’une crise qui se trouve proche de notre crise environnementale. Les abus d’un système économique qui cherche à produire toujours plus de gain, même là où on ne parvient plus à l’obtenir, font paraître les mêmes dynamiques que celles de la crise environnementale. Nous faisons comme si la terre pouvait nous donner beaucoup plus que ce qu’elle peut nous donner, et nous prenons de cette terre beaucoup plus que ce qu’elle peut offrir. On peut penser pouvoir contrôler cette crise environnementale par la force militaire. C’est une question qui se pose très clairement en Europe ; nous allons connaître des migrations toujours plus grandes venant de l’Afrique ; c’est d’ailleurs déjà le cas. _ Mais, à un certain moment, je crains que l’Europe ne dise : « Comment est-ce qu’on peut arrêter cette immigration ? Le seul moyen qui sera d’abord proposé, ce sera l’utilisation de la force militaire pour bloquer cette immigration. Il y a aussi des urgences qui sont en train de nous dépasser. Prenons l’exemple des réfugiés. Est-ce qu’il faut parler de migrants ou de réfugiés environnementaux ? Est-ce que ces gens ont le droit de se relocaliser autre part si dans leur pays l’environnement ne leur permet plus de vivre ? Aujourd’hui, le droit international ne sait pas répondre.

Certaines de ces complexités sont à peine compréhensibles. Les sciences dont nous avons besoin pour comprendre cette crise ne sont pas assez avancées. La science a conscience de ne pas pouvoir considérer tous les éléments et tous les phénomènes qui se passent. Ainsi il y a des phénomènes qui ne sont pas suffisamment pris en compte, comme la fonte du permafrost qui va libérer une grande quantité de méthane, gaz qui va accélérer le réchauffement de la terre, beaucoup plus encore que le CO2.

Pour un renouvellement des perspectives théologiques Si je veux mettre cela en termes de théologie chrétienne, je poserais cette question : « Comment allons-nous construire une Église où nous pouvons vivre ensemble dans la perspective que Dieu nous a donnée ? » Il faudra discerner et décider ensemble quelles vont être les structures de l’Église – du vivre ensemble autour de Dieu – de l’avenir. C’est une question théologique cruciale. Qu’est-ce que Dieu désire pour la communauté de ceux qui vivent ensemble ? Quelle est la vision à laquelle nous pouvons nous accrocher ?

Si vous étudiez la terre, la planète, en vous limitant à certaines parties ou composantes de la terre, vous n’avez pas la terre entière. La terre en entier est plus que la somme de ses parties et composantes. Cela s’observe quand une espèce disparaît. Ce n’est pas seulement une espèce qui disparaît, c’est un chaînon dans la vie de cette terre qui disparaît et cela a des conséquences sur d’autres chaînons.

Si on se déplace sur le plan religieux et de la théologie, cela correspond à un changement des méthodologies théologiques très abstraites et qui viennent d’en haut, vers des théologies heuristiques, vers des théologies de discernement, des théologies qui essaient de découvrir comment Dieu se révèle maintenant, dans cette situation de crise, au milieu de nous. La réponse n’est pas encore faite.

Dans le monde occidental, nous voyons l’être humain comme l’être qui donne leur nom aux choses, qui règle, qui domine la nature. Peut-être faudra-t-il, en utilisant le concept de création, apprendre à voir non seulement cet être humain comme un élément qui domine la création, mais plutôt comme un être appartenant à une création qui est un monde plus grand. Ce n’est pas l’être humain en soi qui pense, c’est aussi la création qui s’est donné la capacité de penser en provoquant l’émergence de l’être humain.

Jacques Haers s.j. est professeur à la faculté de théologie de l’université de Louvain, en Belgique. Il a une expertise particulière dans les questions environnementales et sa réflexion oblige à repenser l’interaction entre foi et politique, entre théologie et spiritualité de la création

Extraits de Responsables n°409 – janvier/février 2011


Que les générations futures ne maudissent pas notre aveuglement ! – page 152

Avenir économique et responsabilité chrétienne

Grâce à la science et aux techniques, les hommes ne cessent de modeler le visage de la terre. Ils fabriquent des engins, élèvent des bâtiments, tracent des routes, domestiquent l’énergie.

L’univers dont ils élaborent aujourd’hui les plans conditionnera demain l’existence de générations qui viennent. Comment doivent-ils l’aménager pour que les hommes puissent y vivre libres et heureux ?

La question paraît simple. Elle risque d’être naïve. Vouloir y répondre trop vite, ce serait supposer que l’homme effectivement le maître de l’univers et de son avenir. Or rien n’est moins évident. Aujourd’hui comme toujours la nature conserve ses limites. _ La politique impose aussi les siennes. Finalement, il faut ajuster les ambitions de l’homme ses possibilités d’action. La question qui semble d’abord se poser an niveau économique, apparaît vite successivement politique et culturelle. C’est même, au fond, une question de foi.

– Une question économique

Le monde que nous voulons

Dès qu’ils ont imaginé un avenir collectif, les hommes l’ont voulu heureux, Isaïe, déjà, prévoyait la transformation des épées et des lances en socs de Charrue. Platon imaginait une cité idéale. Plus précisément, des philosophes tels que Lucrèce ou, beaucoup plus tard, Descartes, pressentirent l’immense puissance de la technique. _ Mais il fallut l’avènement de l’industrie pour que les espoirs prennent le visage des alternateurs, des avions, des ordinateurs.

Le monde contemporain vit encore sur la lancée de la croissance et des mythes qu’elle lui impose encore: puisque le P.N.B. des Français a triplé depuis 1945, pourquoi ne triplerait-il pas encore d’ici à l’an 2000 ? Sur la route ainsi tracée, les États-Unis servent de phare à l’univers, Les espoirs qu’ils soulèvent s’inscrivent dans les études de la société postindustrielle où le Japon a longtemps tenu la première place au palmarès.

Mais dans son sillage les groupes et les individus s’engagent. Le Parti communiste n’a pas moins d’ambition pour la nation qu’un P.D.G. pour sa société, et les ouvriers ne conçoivent guère que leurs revenus puissent indéfiniment stagner.

II n’est certes pas question de bouder le progrès engendré par la technique. Trop de misère l’appelle encore. Mais le danger de l’espérance, comme l’écrivait Albert Camus, serait qu’elle masque les risques dont elle est assortie. Il ne s’agit pas seulement de savoir quel monde nous voulons, mais aussi jusqu’à quel point nous le pouvons. Or bien des voix, aujourd’hui, s’élèvent pour nous crier casse-cou.

Les limites de notre pouvoir

Le premier rapport du Club de Rome, en 1972, portait sur le devant de la scène des objections qui couraient déjà depuis longtemps. En 1973, l’augmentation des prix du pétrole venait concrétiser l’avertissement jusque-là demeuré théorique. En 1974, le club de Rome précisait sa première étude en la modulant selon les grandes zones de la planète. Certes, on a pu lui reprocher d’être un plaidoyer en faveur des riches : incitant tout le monde à l’économie; ils voulaient surtout préserver leurs privilèges. On a pu aussi critiquer certaines tendances malthusiennes : les ressources de l’économie sont moins menacées qu’on le dit car le génie inventif de l’homme est loin d’être épuisé. Malgré tout la critique globale demeure vraie les ressources de la nature ne sont pas inépuisables. La puissance de l’homme n’est pas infinie.

La fragilité de l’avenir s’exprime en quatre domaines : la démographie, l’alimentation, les ressources en matières premières et l’environnement.

C’est le progrès lui-même qui permet à1’humanité de passer en quelques dizaines d’années de 2 a 7 milliards Mais tous ces êtres humains ne sont pas également repartis sur la planète Selon le Club de Rome, tandis que chaque kilomètre carré cultivé durait à nourrir 390 habitants de plus en Asie du Sud-Est aux alentours de l’an 2000, l’Amérique du Nord devrait en nourrir seulement 37.

L’accroissement démographique pose inévitablement la question de la nourriture. _ Or depuis 1936, la quantité moyenne de nourriture par tête, n’a pas varié. Comme les riches sont mieux nourris cela signifie déjà que les pauvres le sont moins. Ce n’est .donc pas sans raison que René Dumont prévoyait la famine pour 1985. Elle frappe déjà eu Inde et au Sahel. Selon l’Unesco, 400 à 500 millions d’enfants ont souffert de malnutrition en 1973, et au rythme actuel, autant d’enfants de un à quinze ans mourront de faim d’ici à 50 ans si rien n’est entrepris. Au même moment, les réserves de nourriture pour l’humanité sont passées de 80 à 30 jours. Pour les mangeurs de viande que sont devenus les Occidentaux, cela pose déjà une question car nous gaspillons ainsi une nourriture dont d’autres sont privés.

Au-delà de la nourriture, certaines matières premières sont elles aussi menacées de pénurie. -Le pétrole en la matière peut servir de symbole si tout le monde consommait autant de pétrole que les pays développés, les réserves actuellement connues seraient épuisées en 1982. A supposer même qu’on en a découvert autant d’ici là qu’on en a découvert depuis l’origine, la date de l’épuisement serait reculée de trois ans. Impossible par conséquent de généraliser le gaspillage dont nous sommes les auteurs.

Si l’on prétend qu’il faut développer l’énergie nucléaire, même en faisant la part de la mythologie autour des craintes qu’elle provoque, force est tout de même de réfléchir aux risques de pollution de l’environnement. Ils débordent largement les problèmes posés par l’énergie nucléaire : Concorde, pour traverser l’Atlantique, ne brûlera pas seulement une tonne de kérosène par passager, il consommera aussi beaucoup d’oxygène.

La vérité c’est que toute solution apportée aux problèmes de l’existence collective entraine en revanche une quantité de nouveaux problèmes imposés à la collectivité. Ils ne peuvent être résolus à leur tour que politiquement.

– Une question politique

Compte tenu des possibilités découvertes par les hommes et des contraintes qu’ils découvrent aussi en les mettant en œuvre, comment agir pour que les générations futures, dans l’univers que nous préparons, ne maudissent pas les effets de notre aveuglement et puissent au contraire bénéficier des créations de notre intelligence ? Poser une telle question c’est exclure certains errements, frayer certaines voies, prendre conscience de certaines exigences.

Des impasses

Trois attitudes sont à exclure d’emblée : l’aveuglement, l’égoïsme et la résignation.

La première touche plus de personnes qu’on pense. Vaguement conscientes du problème et de son ampleur, elles se réfugient comme des autruches dans les prétendues urgences de leurs questions quotidiennes. Il faut gagner sa vie, envoyer les enfants à l’école, organiser les vacances. Pour quoi ? Au sein de quelle société ? _ La question leur semble trop vaste et trop compliquée pour qu’elles puissent en éprouver quelque sentiment de responsabilité.

Si ces personnes se contentaient de laisser faire les autres, ceux capables de réfléchir à l’avenir des hommes, il n’y aurait que demi-mal. En fait, leur inertie a des implications politiques autrement graves car, ensemble, elles alourdissent considérablement la vie politique. Enfermées dans leurs préjugés leur confort et leurs habitudes de vie, elles pèsent de tout leur poids en faveur du conservatisme politique et social. Elles prétendent ne pas faire de politique. En réalité, elles alimentent de la manière la plus massive les tensions de la société qu’elles encombrent de leur défaut d’imagination et de générosité. De nombreux cadres et épouses de cadres sont dans ce cas. Ils préparent à leurs enfants, à coup sûr, un avenir de violence et d’étouffement. Mais les enfants des autres en pâtiront davantage encore. Dans une perspective de foi chrétienne, cette -position est inadmissible.

Conscients d’un tel enjeu, d’autres pensent avoir suffisamment de ressources personnelles,- familiales ou sociales pour s’en tirer au mieux. Dans la loterie qu’ils imaginent et dont ils savent qu’elle fera beaucoup de perdants, ils supputent leurs bonnes chances de décrocher un lot correct. Tant pis pour les Indes et pour le Mali, leurs enfants feront les grandes écoles, ils gagneront bien leur vie et ils auront une maison de campagne.

En fait ces gens participent pour leur part à la compétition qui s’enracine dans le choix -de l’école et se développe par la suite en s’amplifiant à travers toutes les formes de la compétition et de la concurrence que le meilleur gagne! Qu’il s’agisse de l’individu, de la firme, de la profession, de la région ou- de la nation. Toutes les énergies sont bandées – afin de conquérir et de préserver des avantages sur le dos des autres Elles sont d’autant plus violemment poussées que les risques sont plus graves: Malheur par conséquent, aux pauvres et aux faibles qui n’auront que le droit de mourir.., jusqu’à ce qu’ils se révoltent et, – devenant forts à leur tour, réduisent en esclavage leurs anciens maitres. C’est la logique du système.

Personne n’y découvrira le bonheur et la liberté, ni les forts tout entiers mobilisés dans la défense de leurs avantages, ni les faibles écrasés. Le monde de violence ainsi préparé ne sera pas un monde humain. On y verra proliférer mille formes d’asservissement, la lutte des classes et la guerre. Personne au demeurant n’y sera libre. Si c’est cela que nous voulons préparer pour nos descendants, il vaut mieux le savoir d’avance. Cet univers, en tous les cas, n’aura rien de conforme aux béatitudes.

Devant ces risques, certains, enfin, se résignent, rêvent ou fuient en panique. La mode rétro les encourage. Plusieurs vont élever des moutons sur les Gausses. En réalité, ces voies sont inaccessibles au grand nombre. Quoi qu’en disent les affiches du métro, la mère Denis ne lave pas son linge au ruisseau mais avec une machine à laver Vedette qui rince beaucoup plus profond que toutes les mares de France. Ce n’est pas avec les maigres récoltes du Larzac qu’on nourrira les gens du Sahel. Le chemin n’est accessible qu’aux rêveurs. Ce n’est pas non plus en refusant l’atome qu’on fera face aux besoins croissants d’énergie.

Plusieurs sont tentés de panique. Cela explique peut-être le succès de films comme “La tour infernale”, “Tremblement de terre”, ou “747 en péril”. Des croyants qui n’ont pas peur de regarder la réalité en face, même à travers sa finitude et les dangers de mort qu’elle implique, doivent trouver dans leur foi un courage plus lucide. _ La société parfaite n’existera jamais. Le monde matériel ne sera jamais parfaitement dompté. Il faut cependant inventer chaque jour les moyens d’y vivre dans la liberté et l’amour mutuel, autant que c’est possible, sans exclure personne du réseau politique des relations ainsi entretenues.

Des chemins à explorer

Le Club de Rome, en conclusion de ses travaux, souligne l’urgence de mesures mondiales à prendre dans le domaine politique. Il y va de l’existence de millions de personnes. Plus nous retarderons les décisions nécessaires et plus elles s’imposeront violemment et coûteusement Faute de les prendre libre meut aujourd’hui, elles nous seront imposées demain. Les prendrons-nous ? C’est peu probable. Alors aujourd’hui a les payer plus cher. Cela aussi, il est bon de le savoir, les enfants paieront nos carences d’aujourd’hui.

Quoi qu’il en soit le Club de Rome exhorte déjà chacun à transformer ses manières de voir qu’en toutes circonstances nous raisonnions comme un membre. De l’humanité tout entière, et non pas en tant que citoyen d’une nation, membre d’une famille, ressortissant d’un groupe privilégié. Pour des cadres, les mises en question qui peuvent en résulter pour les salaires le style de vie, les projets d’éducation, vont assez loin. Il. serait utile d’y réfléchir. Il faut en particulier consentir les ajustements nécessaires. Le mieux serait encore de les vouloir et de les proposer Pour l’ensemble des cadres, c’est sûrement un rêve. Le serait-ce aussi pour des gens qui se réclament de l’Évangile, des béatitudes, de la générosité et du don de soi ? Qu’en pensons-nous ? Pensons-nous quelque chose ?

Beaucoup poussent plus loin les exigences. Ils pensent qu’il est temps d’organiser politiquement la vie économique et de faire cesser l’anarchie qui sous prétexte de libéralisme, provoque violence et gaspillage dans la société industrielle. Des hommes aussi dignes de foi qu’Alfred Sauvy, René Dumont ou John K. Gatbraith ne craignent pas de parler du socialisme.

Il est vrai que le mot effraie les bien-pensants. A juste titre, ils évoquent le totalitarisme et la bureaucratie qui empoisonnent comme autant de mauvaises herbes les sociétés socialistes. En plusieurs pays, elles sont même mortelle- ment étouffantes. Néanmoins, les risques certains ne doivent pas servir de prétexte à ne rien décider et à poursuivre les errements actuels. Si vraiment nous voulons préparer un avenir pour nos enfants, ce sera un avenir politiquement organisé ou étouffant pour la liberté. Il faut savoir ce que nous voulons. Dans tous les cas, l’inertie et le statu quo sont mortels.

Au demeurant, les mots ne doivent pas faire obstacle. Rien ne sert de parler du socialisme. Il faut voir en quoi peut consister un régime politique et l’organisation pratique de la société qu’il cautionne. Dans ce sens, une idée d’Ivan Illich est particulièrement féconde, celle de réoutillage : pour vivre ensemble dans une société qui leur permette d’être libres, dit Illich, les hommes se sont donnés certains outils. _ Entendus au sens large, ces outils englobent à la fois les machines, les institutions, les coutumes et les lois. Mais, à force de routine et d’égoïsme, les outils sont devenus des fins et se sont ainsi pervertis : la médecine a été mise au service des médecins plutôt que de la santé des gens. L’école sert les enseignants plus que la formation des hommes, etc. On en dirait autant de l’armée, de la justice, de l’industrie et même de l’Église.

Il faut, écrit Illich, « réoutiller » la société, c’est-à-dire remettre à leur juste place de moyens, les institutions et les choses, en vue d’une société fraternelle, conviviale». Cette idée, féconde s’il en est, déjà réalisable en partie dans une famille, un atelier, une usine, appelle évidemment des applications sans cesse plus larges. Elle réclame surtout un changement de mentalité qui peut être considéré comme une révolution- culturelle.

– Une question culturelle

Toutes les idées précédemment énoncées ont leur intérêt. Mais entre leur évocation et leur réalisation subsiste un gouffre, qu’il importe de combler. Il tient moins à la complexité et à la lourdeur des institutions qu’à la pesanteur des égoïsmes, des mentalités, des façons de voir et de faire. C’est elle qui encombre le plus la société et c’est elle qu’il faut déraciner du cœur des hommes en commençant chacun par son propre cœur. En ce sens la question est culturelle, si l’on voit dans la culture d’un pays, d’une époque ou d’un groupe social, non pas la capacité esthétique de .s’ouvrir à la pensée des siècles passés, mais l’expression même de l’attitude de tous et de chacun devant les hommes, devant lés choses, devant l’histoire à créer.

En vérité, les suggestions ne manquent pas. Voyant fort bien la paille dans l’œil : du voisin sans être attentif à la poutre dans le sien, chacun peut exprimer clairement ce que doivent faire les autres. Les citadins ont des idées sur les prétentions des agriculteurs, les patrons sur celles des syndicats et les syndicats sur celles du gouvernement et des patrons. Les Américains savent ce que devrait faire Israël, et la Chine comment devraient se comporter les Russes. Mais, dans ce monde plein d’analyses, d’idées et de suggestions, chacun mesure aussi la complexité de sa propre situation et le poids des sacrifices impensables que les autres lui demandent. _ C’est pourquoi, malgré tant de belles idées, bien que tous veuillent absolument la paix, par exemple, les nations ont dépensé mille milliards de francs pour leurs armées, en 1974, de quoi construire un million de kilomètres d’autoroutes. La société est « bloquée », selon l’expression de Michel Crozier.

A supposer d’ailleurs que chacun s’accorde avec tous pour faire progresser les choses, certains problèmes ne connaitront jamais de solution définitives quel que soit le régime politique qui permette de les résoudre. Socialistes ou pas, il faudra toujours arbitrer entre la production, la consommation et les loisirs, -entre le court et le long terme, entre les équipements collectifs et individuels, entre différents styles possibles de vie en commun, jamais définitivement figés, Tous, sur ces points, n’ont ni les mêmes besoins ni les mêmes opinions. Des compromis jamais résolu seront toujours à inventer.

En fait, les choses ne cessent d’avancer, dans le monde, sous le double empire de la violence et de la nécessité plus encore que de la volonté libre et créatrice, du moins dans l’état actuel de l’humanité dont rien ne laisse espérer qu’elle devienne assez vite raisonnable.

S’il en est ainsi, la question culturelle posée se retourne. Nous demandions d’abord quel avenir nous -voulions pour les enfants d’aujourd’hui. A partir du moment où cet avenir nous échappe pour une grande part, la question devient de savoir quels enfants nous pouvons former pour y faire face.

A vrai dire, ce que seront les enfants demain échappe déjà largement à. ce que peuvent aujourd’hui souhaiter les parents. Dans un univers plus largement ouvert que celui d’hier, il est certain que les enfants, plus instruits sinon mieux que leurs parents, seront aussi plus ouverts aux courants d’idées qui irriguent la planète. Ils risquent aussi d’être moins assurés dans leurs convictions plus incertaines et de subir l’alternance de dépressions et d’enthousiasmes. C’est de là qu’il faut partit pour aider leur évolution.

Il est possible, cependant, de les aider à voir plus clair et à vivre plus humainement et plus libres. Ce sera d’abord en démystifiant les idées partout répandues de richesse, de réussite, de puissance et de compétition. Quand j’entends un père soutenir devant son fils que Polytechnique est la plus grande école de France (parce qu’il en sort), je pense qu’il prépare de la misère à son enfant et à ceux qui plus tard l’entoureront. L’outil, ici, est trop souvent devenu la fin. Elle écrase alors ceux qui prétendent s’en servir.

Plus positivement, ceux qui demain feront marcher la cité, doivent dès aujourd’hui acquérir le sens de leur responsabilité personnelle en fonction de leurs dimensions collectives. Cela s’apprend de bonne heure. Particulièrement, que penser des pauvres? Des marginaux? Des affamés? Dans l’Évangile nous sommes invités à découvrir en eux le visage même de Dieu. Comment les enfants qui demain seront les honnies du monde moderne sont-ils préparés à répondre à ces questions au moins aussi cruciales pour eux que pour nous ? Pour être des hommes dignes de ce nom ces enfants d’aujourd’hui devront aussi savoir ce qu’est la liberté. Liberté vis-à vis de l’argent, du pouvoir, des puissants, mais aussi des irresponsables. Comment ne pas capituler devant les forts sans non plus flatter les faibles. Comment ne pas ligoter son imagination et son pouvoir créateur dans les prisons de l’égoïsme et de la vanité ?

Toutes ces questions trouvent déjà des réponses dans la vie quotidienne, à table, dans les relations scolaires ou de voisinage. Comment y rendre attentifs ceux que nous avons à former ?

Il est clair enfin que ces questions renvoient à eux-mêmes, ici et maintenant, tous les éducateurs. Comment éveiller dans un enfant le sens de la pauvreté, de l’amour d’autrui et du service de tous, si, dans son comportement quotidien, on ne manifeste que le désir de gagner de l’argent et d’en jouir, de défendre ses intérêts et ceux de sa caste, sans voir jamais au-delà d’un horizon que bornent les égoïsmes individuels et collectifs ? La question ici, sans cesser d’être économique, politique et culturelle, devient une question de foi.

– Une question de foi

Quel avenir construire pour nos enfants ? La question, finalement, nous renvoie à une exigence personnelle de conversion. Les conditions actuelles du monde nous manifestent en effet ce que nous n’aurions jamais du oublier pas plus que les premiers constructeurs de Babel, nous ne sommes les maîtres de l’histoire. Nous ne correspondons aux conditions du monde en les modelant dans une certaine mesure que si, d’abord, nous nous soumettons humblement à leurs exigences : les savants eux-mêmes ont dû se plier aux lois de la matière pour en maîtriser quelques aspects. Les techniciens ne font pas autrement. Tous auront à œuvrer jusqu’à leur propre mort.

Effectivement, les hommes continuent de cheminer ensemble au sein de rapports de force dont aucun d’entre eux n’est maître. L’Espagne et le Portugal se partagèrent le monde au traité de Tordesillas. Yalta sanctionna un autre partage cinq siècles plus tard. Dans cinq siècles nul ne sait qui se partagera le monde, mais les pôles de la politique seront entre-temps passés par Pékin, Rio de Janeiro et peut-être Kinshasa. Déjà pâlissent les étoiles de l’Union Jack, et le rouge de Moscou se ternit. De nouveaux riches, et de nouveaux pauvres entrent dans le concert des puissances. En deçà de tous les rêves, de toutes les utopies et de toutes les illusions, ce sont de telles réalités- qu’il nous faut peser. Faute .de quoi l’avenir pour nos enfants serait le temps de leurs désillusions et ils nous maudiraient ou se moqueraient de nous. Nous .ne pouvons les .servir aujourd’hui qu’en nous voulant attentifs à une certaine : intelligence de l’histoire et de son cours. L’infléchissant dans la mesure où nous le pouvons, nous devons aussi nous y plier, dans la mesure où il est inéluctable.

Pour des incroyants, ce réalisme de la foi risque de paraître désenchanteur. Ne nous renvoie-t-il pas au mythe de Sisyphe continuellement attelé à l’espoir de pousser son rocher au sommet de la montagne, mais condamné sans cesse à le remonter à mesure qu’il dégringole à nouveau ? C’était la perspective d’Albert Camus. _ Mais ce désenchantement ne menace que ceux qui tiennent à leurs illusions, et s’imaginent que la montagne comporte un sommet où planter le rocher, une fin de l’histoire lors de laquelle pourront se réjouir tous les hommes.

Dans la foi nous sommes libérés de telles illusions car nous ne pouvons prétendre maîtriser ni la création ni l’histoire. A travers leur irrémédiable passage, notre seul but est de correspondre aux exigences de l’amour que nous y reconnaissons. C’est en cela que non seulement nous connaissons la joie et la liberté, mais aussi que nous pourrions permettre aux générations futures d’être heureuses et d’accéder à davantage de liberté. Cette persuasion pourrait commander toute notre manière d’aborder non seulement les problèmes religieux mais aussi culturels, politiques et même économiques et techniques.

– Questions pour une réunion d’équipe

L’avenir du monde engage notre responsabilité d’adulte envers ce que sera demain la vie de nos successeurs. Avons-nous une certaine idée de ce que sera cet avenir? Dans quelle mesure est-il aujourd’hui déjà joué ? Quelles en seront les forces, les faiblesses, les contraintes, les possibilités de liberté ? Il importe de donner réponse à ces questions afin d’imaginer aujourd’hui des personnelles ou familiales et sociales d’ordre économique, politique et culturel. Comment, selon nos propres responsabilités et nos propres moyens, préparons-nous son visage et comment y préparons-nous nos enfants? Comment correspondons-nous aux exigences que nous y décelons ?

Pour prendre un tour plus concret, la réunion de l’équipe pourra porter sur le contenu des conversations à la table familiale.

— De quoi parle-t-on en famille ?

De quoi ne parle-t-on jamais 7

Quelle est la place des événements de la vie internationale?
Quelles appréciations sont portées sur les pays étrangers et sur la France elle-même?

Au nom de quels critères les jugements sont-ils portés ?

— Au cours des mêmes conversations, quelle idée se forme-t-on de la réussite personnelle, familiale ou nationale ?

Quels sont les jugements portes sur autrui ? Les camarades, les cousins, les parents ?

Quels sont les moyens évoqués pour réussir ?

Quels Sont les idéaux sous-jacents ?

Y a-t-il un accord entre parents et enfants ? Sinon pour quoi et comment?

— Comment à travers ces questions peut-on déceler des exigences de foi dans la manière de concevoir les choses ?

Où se trouve l’esprit de pauvreté, de disponibilité, d’ouverture, de générosité, de liberté par rapport aux forts et aux faibles ? Comment se manifeste le refus des idoles que constituent l’argent le pouvoir, la renommée ?

Lecture et méditation de l’Écriture sainte : Philippiens 3,8-11

Pour saint Paul, seul compte le Christ ressuscité. Tout le reste lui paraît comme un tas d’immondices une fois coupé du Christ. Sommes-nous d’accord avec ce genre d’affirmation ? Mais surtout que signifient-elles concrètement dans notre comportement familial, dans notre sens de la pauvreté et des autres ? Comment répondre en toute honnêteté ce genre de questions ?

Jean Moussé

Extraits de Responsables n°69 – juillet/août 1975