Le prix de la gratuité – page 102

Le gratuit a sa place dans la vie hors profession ; mais en est-il de même dans l’entreprise ? Tel était le thème du dernier week-end des jeunes professionnels en région parisienne. Henri Bussery, ancien aumônier national, a ouvert pour les participants quelques pistes de réflexion.

Le prix de la gratuité ? Etrange alliance de mots ! Ne convient-il pas plutôt de distinguer les genres : d’un côté ce qui a un prix, s’achète, de l’autre ce qui est gratuit ? Mais la vie ne nous invite-t-elle pas à tenir les deux ensemble ?

La joie ne s’achète pas

Le « gratuit », c’est le temps donné, le service rendu, ou l’argent remis sans contrepartie économique. C’est le plaisir du sport, d’une activité ludique, la joie de chanter, de jouer ou de voir une pièce de théâtre. Le gratuit, c’est une qualité de relations sans calcul, l’amitié, l’amour, qui ne s’achète pas ! Et ce gratuit est précieux, essentiel même pour vivre. Le gratuit, c’est une activité de solidarité, une aide à un pays ou à un groupe, ou encore une aide bénévole à une entreprise fragile.

Mais ce gratuit, qui donne saveur et sens à la vie, il se vit hors profession. A-t-il sa place dans l’entreprise ? La loi de l’entreprise n’est-elle pas : résultats, compétitivité, concurrence ? Dans l’entreprise la performance, et dehors la précieuse gratuité ?

Le jeu du gratuit et du calcul économique

La relation entre le gratuit et ce qui se compte, ce qui a valeur économique, est plus complexe.

Remarquons d’abord que l’entreprise qui veut donner à l’extérieur une image positive d’elle-même utilise précisément des « valeurs de gratuité ». Une firme sponsorise une équipe sportive, crée une fondation humanitaire. Ce faisant, elle rend hommage au « gratuit » du sport, de l’aide humanitaire. Mais elle attend un retour sur investissement : améliorer son image de marque est un élément de sa stratégie de marketing.

Le marketing interne de l’entreprise appelle la même remarque : des relations sociales pas trop tendues, une organisation participative, une formation largement dispensée créent une bonne image de l’entreprise dans le personnel, facilitent l’adhésion à un projet d’entreprise et finalement la compétitivité de l’entreprise.
Ainsi tout ce qui peut être « gratuit » à l’intérieur ou à l’extérieur de l’entreprise peut aussi être présenté comme économiquement rationnel. Par exemple, tel grand groupe industriel, amené à réduire ses effectifs sur un site, aura une politique sociale dans deux directions :

— à l’intérieur, elle aide les projets personnels de ses employés qui veulent créer une entreprise, apportant formation, conseil, financement ; ainsi, malgré la réduction d’effectif, elle maintient un bon climat favorable à la production.

— à l’extérieur, elle aide à la création d’emplois sur le site, en concertation avec des collectivités locales, les entreprises existantes, les créateurs potentiels ; elle apporte subventions pour les emplois crées, prêts intéressants, conseils techniques. En retour, elle pourra réaliser immédiatement les gains de productivité permis par ses nouveaux équipements automatisés et licencier du personnel sans susciter des blocages venant du maire, du conseil général, blocages qui obligent à suspendre les plans de licenciements et qui coûtent cher… Dans la durée, le climat de confiance entretenu avec les autorités et les entreprises locales permettra des échanges de services intéressants pour tous ; la bonne image de l’entreprise facilitera les opérations ultérieures. Le « Social », gratuit d’apparence, se révèle un bon calcul économiques…

Faut-il alors crier à la récupération ? Se défier de toute méthode nouvelle de management donnant plus d’initiative, de responsabilité, et même de plaisir à travailler, car finalement il s’agit de mieux « mobiliser les ressources humaines » pour des intérêts économiques ?

S’il convient de n’être pas naïf, il est trop facile de tout juger en bloc. D’abord, d’obtenir une meilleure compétitivité présente souvent l’intérêt humain de maintenir en vie une entreprise, donc des emplois. Ensuite, ce qui est acquis grâce à des méthodes participatives n’est peut-être pas entièrement « récupérable » : la démocratie industrielle a un intérêt économique, c’est sans doute aussi un progrès dans la démocratie tout court ; l’habitude de l’initiative dans l’entreprise peut favoriser l’initiative dans la cité.

Enfin il ne faut pas sous-estimer le gain que représente le passage d’un calcul économique à courte vue (licenciements « secs », pas de « temps perdu » dans des palabres ou des informations inutiles, le minimum de formation aujourd’hui nécessaire,…) à un calcul économique plus élaboré prenant en compte le moyen terme, les coûts sociaux de l’entreprise, les échanges avec l’environnement. Ce « gratuit » qu’on pu représenter aux yeux de certains une meilleure formation du personnel, une information descendante et ascendante, après coup il apparaît économiquement justifié, mais il a fallu que des gens se battent pour le promouvoir, et ces pionniers étaient jugés comme des idéalistes qui confondaient entreprise et société de bienfaisance ; avant que l’on s’aperçoive que ce « gratuit » avait du prix pour l’entreprise, souvent il a représenté un coût personnel pour ceux qui le promouvaient et s’en ressentaient parfois dans leur carrière. La gratuité a un prix à payer…

Ne craignons donc pas de jouer à ce jeu du gratuit et du calcul économique, en cherchant à promouvoir des conditions de travail et des relations avec l’environnement plus humaines et en montrant que l’entreprise a intérêt à le faire. Mais dans ce jeu il faut rester conscient de ne pas se laisser prendre à subordonner totalement le gratuit à l’économique, à l’intérêt. Sinon nous tombons dans une perversion de la raison, dans l’idolâtrie.

La rationalité économique ne peut pas tout régir
Admettre que la rationalité économique doit tout dominer, c’est tomber dans une perversion de la raison.

Il y a une tendance chez l’homme à vouloir se donner une vue unifiée du monde, une explication unitaire, et corrélativement un axe simple d’action et de progrès. Avoir à sa disposition une telle clé de lecture, un axe pour avancer, c’est plus reposant que l’interrogation, voire le désarroi devant le mystère de la vie, devant ce qu’on ne sait pas maîtriser. Aussi, ceux qui sont capables de donner une vision unitaire rassemblent les foules, ils rassurent et dynamisent. Prenons un cas extrême : le nazisme, avec l’exaltation de la race, a rassemblé et dynamisé ! Bien sûr, mettre au premier rang la race, c’est tomber dans l’irrationnel, même si l’on sollicite des arguments scientifiques d’apparence. Mais la raison peut se pervertir aussi en démissionnant devant une rationalité particulière qui se présente comme absolue : la rationalité économique. Une rationalité particulière prise comme rationalité englobante –- pour l’entreprise, mais aussi pour des relations entre États, entre personne, dans la famille – devient une perversion de la raison. La raison doit justement reconnaître les limites de la rationalité économique, de la rationalité scientifique (mathématique, physique). Je crois qu’il y a une tentation de ce côté : l’économique comme seul critère, comme fondamental, et le reste – vie de relations, activités « gratuites » – pouvant s’y ramener ou devant s’y soumettre.

Gardez-vous des idoles
En termes religieux, considérer une rationalité particulière comme un absolu, c’est adorer une idole. Une idole à laquelle il faut sacrifier : il faut être rentable économiquement, sinon malheur à vous ! Une idole meurtrière : ceux qui ne peuvent pas suivre sont éliminés, ils n’ont plus de valeur… Est-ce caricaturer que décrire ainsi notre monde ?

Toute la tradition biblique nous met en garde contre les idoles, ces néants qui prétendent donner vie alors que la vie vient du vrai Dieu, cette rationalité économique qui prétendrait régir le monde, presque lui donner une finalité, alors qu’heureusement le monde vit par création, par gratuité. En entrant dans cette tradition biblique – refus du veau d’or, d’une image de Dieu que je pourrais m’asservir – je suis libéré du faux absolu qu’est devenue la rationalité économique.

Cela ne signifie pas que je vais me dispenser d’être efficace, mais je ne fais pas de l’efficacité économique une idole, la valeur suprême, l’axe de ma vie. Je suis libre et du coup sans finalité évidente, sans orientation obligatoire pour donner sens à ma vie. Que nous propose la tradition biblique ? Le sens vient-il du calcul ou du don ?

De la Genèse à la révélation de Jésus
En Genèse 1, Dieu crée par sa parole. Un refrain scande le récit : « Dieu vit que cela était bon », sept fois, et la septième, après la création de l’homme et de la femme : « Dieu vit que cela était très bon ». Ce refrain donne à l’ensemble un climat non pas de calcul, d’utilité, d’intérêt, mais d’admiration, de gratuité, de joie pour autrui. Certes on peut dire que la parole « Dieu vit que cela était bon » se rapporte à l’homme appelé à cultiver la terre, la dominer ; c’est effectivement une partie du message ; mais après les six jours de création inaugurale vient le septième, où Dieu arrête son œuvre. _ Après le temps d’activité, c’est le sabbat, temps de repos et de contemplation. Voilà le modèle donné à l’homme, image de Dieu. Le sabbat, c’est le temps de la reconnaissance du don reçu, le temps de l’action de grâces, prière fondamentale des psaumes. Et Paul rappelle à ceux qui se gonflent de leur activité propre : « Qu’as-tu que tu n’aies reçu ? » (1 Cor 4,7).

Le comportement de Jésus nous éclaire sur « le prix de la gratuité ». Ce n’est pas par intérêt qu’il agit, parle, guérit. Ce qu’il fait est don gratuit, grâce, don précieux : c’est le « salut », la vie retrouvée pour ceux qu’il relève, à qui il pardonne. Et en même temps ce gratuit précieux qu’il offre lui coûte : tandis qu’il guérit, ses ennemis tiennent conseil pour le perdre (Marc 3,6). Par son œuvre de pardon, de recréation, il dérange ceux qui veulent se réserver la justice, s’approprier les bénédictions reçues. Jésus aime les siens jusqu’à l’extrême (Jean 13,1), jusqu’à mourir de la main de ceux qui refusent son offre de vie renouvelée. La grâce donnée a un prix.

Sur les chemins du Christ aujourd’hui
L’œuvre de Jésus éclaire notre route. Le gratuit qui nous attire, c’est ce qui fait vivre, au quotidien et dans les moments plus importants : une qualité de relation et de confiance, un amour, un don sans mainmise sur le bénéficiaire, un choix pour le respect de la dignité des gens… Cet esprit de gratuité se heurte parfois à une rationalité économique présentée non seulement comme « incontournable » mais comme essentielle. Mais ne confondons pas les contraintes avec les finalités ! Heureusement, des signes nous sont donnés que le gratuit fait bouger, débloque des situations, fait avancer même l’économie ! N’en est-il pas ainsi de bien des initiatives considérées d’abord comme uniquement sociales mais qui sont aussi bénéfiques pour l’économie ? Heureusement, il y a eu des gens, syndicalistes et patrons, pour oser promouvoir des progrès sociaux – protection sociale, expression des salariés, formation, la confiance dans les partenaires, l’aide aux partenaires locaux… – avant que ce ne soit reconnu comme un bon calcul économique, et ils l’ont fait souvent à travers un combat, en prenant des risques, en payant « le prix de la gratuité ».

Bien sûr, ces signes ne donnent pas tout de suite des règles de conduite. En chaque situation, il me faut discerner ce qui est en jeu, ce qui est possible, ce que je peux faire. Mais je sais – je crois – que la rationalité économique du moment (il y a des modes successives, les idoles doivent être renouvelées, comme n’importe quel produit !) n’est pas le critère absolu, et que la gratuité – reflet de la grâce – a sa place aussi dans l’entreprise. Elle aussi en effet est de cette « création en attente » qui, nous dit Saint Paul, aspire à la révélation des fils de Dieu ; si elle fut assujettie à la vanité… c’est avec l’espérance d’être elle aussi libérée de la servitude de la corruption pour entrer dans la liberté de la gloire des enfants de Dieu ». L’entreprise fait aussi partie de la création qui « jusqu’à ce jour gémit en travail d’enfantement » (Romains 8, 19-22).

Introduire dans l’entreprise le « gratuit » auquel nous tenons, en y mettant le prix, ce peut être une manière d’aller sur les chemins du Christ, d’entrer à sa suite dans son mystère pascal de vie offerte qui porte du fruit pour la vie du monde.

Henri Bussery,

extraits de Responsables n° 202, janvier 1989


Soif d’idéal, tout n’a pas un prix – page 104

Comment comprendre en quoi c’est la conception de l’homme et de la société qui est en jeu dans ce monde si fortement dominé par l’économie et la relation marchande ? Comment cette relation peut-elle être remise au service de l’homme et de la société ? Qu’est-ce qu’une demande non solvable et comment y faire face ? L’homme n’est pas qu’un vendeur ou un client, ni même un individu dans une société. II est aussi appelé à la transcendance, au dépassement… C’est avec toute son expertise que Christian Comeliau tente de répondre à ces questions dans un exposé aussi riche que pédagogique.

L’argent est d’abord un instrument d’échange, mais il devient par là aussi instrument de calcul (prix) et un instrument de réserve de pouvoir d’achat. Enfin, plus largement, il constitue un instrument de pouvoir… L’échange se trouve considérablement intensifié par le phénomène de mondialisation : formation d’un système économique mondial, marchandisation de plus en plus large, globalisation, financiarisation. Le rôle de l’argent devient donc de plus en plus considérable et risque même de devenir un critère totalitaire. En toutes, hypothèses, il conditionne fortement la structure sociale, les relations sociales et les relations de pouvoir. Cette soumission de l’homme et de la société à l’économie doit être fortement critiquée…

La richesse est proposée comme une réponse au désir de chacun d’être plus. Désir d’épanouissement, de progrès pour l’homme et la société. Mais il est facile de passer très vite et par glissement du désir d’être au désir d’avoir. Et l’on perd le sens de la richesse, en effet, la richesse-argent, au sens de l’acquisition de l’avoir, n’en est qu’une forme parmi d’autres. Ne parle-t-on pas de la richesse d’une personnalité, sans aucune référence avec sa fortune ? Ou des richesses naturelles d’un pays en termes de matières premières certes, mais aussi de traditions ou de cultures, qui ne sont pas nécessairement de l’argent ?

Croissance indéfinie ?

Dans mon dernier livre, je suis parti en guerre contre l’idée de la croissance indéfinie comme critère central de l’économie.

J’ai eu l’occasion de discuter de cela avec des économistes indiens. L’Inde est fière, à juste titre, de ses performances de croissance dont je suis le premier à dire qu’elle en a besoin aujourd’hui. Mais ma question reste cependant : où allez-vous si vous considérez que cette croissance doit être indéfinie ? Qu’allez-vous faire dans le long terme ? Mais cette question n’a pas été bien comprise. L’augmentation de la richesse est certes un préalable à tout progrès, à toute amélioration de la société, à une meilleure satisfaction de ses besoins, mais est-elle vraiment une condition suffisante ?

L’argent devient véritablement un instrument central de la relation sociale. On risque de considérer que tout passe par lui et que, par conséquent, il est finalement la seule chose qui compte. Avoir de l’argent est la condition d’introduction à toute forme de pouvoir. L’argent devient un des critères centraux de la structuration sociale, dans une relation de rivalité. Je voudrais proposer qu’on s’ouvre à une dimension d’éthique existentielle plus large, moins individuelle, moins matérielle.

Solvabilité…
Nous sommes dans l’interchangeabilité généralisée des biens et des services où tout est donc substituable, où seul le consommateur solvable a de l’importance. La seule question du vendeur avant de répondre au besoin que vous exprimez est de savoir si vous avez de quoi payer le prix affiché. Votre demande n’est pas prise en considération en fonction de son importance sociale, ou d’un besoin de survie, mais en fonction de votre solvabilité. II y a, certes, des aménagements possibles. Pourtant, si j’ai faim sans argent, personne ne me donnera la nourriture dont j’ai besoin. Mais ivre et argenté, on me vendra une troisième bouteille de whisky… Si un producteur sur le marché agit par humanitarisme, par compassion, il ne fera pas de profit. Et sans profit, pas de relation marchande. Il y a blocage de l’échange, puisque vous n’encaissez pas d’argent vous permettant de faire d’autres acquisitions. C’est une limite éthique, économique et technique du système…

Le rôle de l’argent est délicat à approcher quand il s’agit de questions éthiques. Si vous réfléchissez au problème de la répartition existante des revenus, vous voyez que la nature des besoins satisfaits concerne prioritairement ceux des classes privilégiées car elles disposent du pouvoir d’achat nécessaire pour s’acquitter du prix du marché. Et que les besoins essentiels des gens qui n’ont pas de pouvoir d’achat ne sont pas satisfaits. C’est un problème de répartition, de justice sociale… que la théorie économique n’aime pas beaucoup considérer.

Limites du marché
Tous les biens ne sont pas interchangeables ni divisibles, conditions pour se prêter à l’échange marchand. On n’achète pas une route, qui est un équipement collectif, mais seulement le droit d’usage, par un péage. Vous n’achetez pas l’éclairage public de votre ville car il n’est pas divisible : quand il fonctionne pour vous, il le fait pour votre voisin. Au-delà de la théorie marchande, il y a donc des besoins indivisibles qui posent des problèmes économiques, puisqu’il faut assurer l’électricité pour l’éclairage, organiser les services de la défense nationale, rémunérer des enseignants… L’échange marchand ne règle pas tout. Si vous voulez acheter l e calme ou la paix, qu’est-ce que cela veut dire ? Comment cela se mesure-t-il ? Si je suis d’accord pour doubler les effectifs de l’armée, est-ce que je risque deux fois moins la guerre ? Il n’y a pas d’automaticité entre un prix supérieur et la qualité du service que vous recevez. D’ailleurs, si Mozart avait été payé le double de ce qu’il gagnait, sa musique aurait-elle été deux fois plus belle ? L’amitié est-elle « marchandable »? L’amour (hors prostitution) ? Les organes du corps ? Je constate simplement qu’il y a un certain nombre d’objets dont nous pensons qu’ils doivent rester en dehors de tout échange marchand. Comme par exemple payer quelqu’un pour qu’il vous aide à mourir, comme aux États-unis. Quelque chose ne convient pas, est ressenti comme foncièrement inacceptable, dans l’application de la logique marchande à un certain type d’échanges. Il y a donc d’autres besoins que ceux proposés par le marché. Nous avons besoin d’une autre théorie économique que celle du marché pour les cas où il n’y a pas cette possibilité de profit, ni celle d’une demande solvable.

Toujours plus et plus vite

L’entreprise est considérée comme un des agents principaux de la création de richesses. Avec la généralisation des échanges, son rôle s’amplifie. Soumise à la concurrence, sa rentabilité est synonyme dès on efficacité. Mais les critères existants ne suffisent pas à apprécier l’utilité ou l’inutilité d’une activité économique : on ne peut pas maintenir une activité, par exemple, sous le prétexte qu’on l’a toujours fait. Les modes de consommation et de production changent. Face aux chemins de fer naissants, on n’a pas défendu le marché des voitures à cheval !

Ce système est prométhéen, il recherche sans cesse plus de connaissances scientifiques, d’applications technologiques, de maîtrise de la nature. Il est aussi un système productiviste, visant à l’accroissement indéfini de la production, qui devient une obsession centrale. Il est expansionniste. Il s’est étendu à travers le système colonial de l’Europe puis, en incluant l’ensemble du monde dans les Responsables organisations internationales comme la Banque mondiale. Enfin ce système est dominé par les mécanismes de marché. Mais le danger de totalitarisme du marché et du rôle de l’argent est plus considérable que jamais. L’économie, obsédée par la seule relation marchande, s’est engagée dans des questions de rationalité qui posent d’énormes problèmes : c’est le cas par exemple pour les entreprises publiques, à qui la société demande de financer certaines activités non rentables, liées à une demande sociale.

Transcendance

Face aux prétentions universalisantes du marché, à la conception réductrice de l’homme et de la société sur laquelle il repose, je vous propose de considérer qu’il y a dans l’homme un appel fondamental à la transcendance, au dépassement, au désir d’être plus. La conséquence la plus dramatique du système actuel est d’instaurer une espèce de transcendance au rabais, un ersatz de transcendance dont le message est le suivant : votre désir de dépassement passe par le fait de consommer plus, d’accumuler plus de richesse pour avoir plus de pouvoir. Le message est caricatural et terriblement réductionniste. Il génère une conception de l’homme et de la société qui le sont autant.

Nous sommes dans un monde avec des caractéristiques qui n’ont jamais existé auparavant. Il faut repenser une conception de l’homme et de la société. Réfléchir à ce qui paraît essentiel dans cette conception de l’homme et de la société à reconstruire. Une réflexion sur les valeurs, la dignité de l’homme par rapport à certains échanges qui sont un manque de dignité. Cela suppose une réflexion sur les objectifs réels de l’activité économique, la nature des besoins à satisfaire. Les besoins de consommation matérielle ne sont pas les seuls. Il faut réfléchir à la régulation de la relation marchande, laquelle fonctionne pour répondre à certaines demandes mais pas toutes. Avoir des institutions chargées de l’intérêt général, et cesser de penser que le marché suffit à répondre à ce besoin.

Christian Comeliau,

extraits de Responsables n° 385 – juin 2008


Crise financière, simples ajustements ou rupture systémique ? – page 106

Un usage perverti de l’argent est certainement la cause première de la crise manifestée depuis 2008, mais lui en attribuer l’entière responsabilité résulterait d’une vue partielle du phénomène. La crise apparue aux Etats-Unis avec l’effondrement des subprimes est en réalité l’aboutissement d’un processus systémique qui, en moins de trente ans, a conduit nos sociétés d’une économie régulée de marché à un système d’argent débridé très mal contrôlé. Les responsabilités sont multiples, cependant ce sont bien les choix politiques des années 80 qui l’ont initié.

Économie de marché et démocratie, un ménage historiquement heureux

Revenons un instant aux fondements de l’économie de marché et de son alliance historique avec la démocratie. Adam Smith prônait déjà une conception harmonieuse de la société grâce au développement d’une économie dans laquelle les échanges contribuent à l’accroissement et à la répartition équilibrée des richesses. Deux siècles plus tard, Albert Hirschman faisait l’apologie de « l’argent modeste », compagnon de la démocratie parce qu’il est l’instrument du développement commercial, démontrant qu’on produit davantage de richesses par le « doux commerce » (Montesquieu) que par les guerres. Et on ne doit pas oublier la thèse de Georg Simmel selon laquelle l’argent possède deux propriétés indissociables quoique antinomiques : à la fois nécessaire et libérateur pour chacun dans ses actes économiques, et outil de domination sur les autres. C’est bien ce qui apparaît de plus en plus nettement dans le processus en cours.

Tournant néo-libéral des années 80 : la dérégulation-reine

Depuis les années 50 les flux financiers se sont considérablement accrus pour répondre aux besoins de liquidités accompagnant la croissance économique ainsi que l’allongement de la durée de vie. D’abord sur le marché primaire puis sur le marché secondaire d’échange des titres de créances. Ce phénomène de création monétaire a été régulé depuis des décennies par les banques centrales sous la tutelle des pouvoirs publics. Les années 80 ont vu se produire un changement de paradigme. Sous l’influence des thèses néolibérales affirmant l’autorégulation des marchés comme condition de l’optimum économique et donc de la meilleure sauvegarde de la démocratie, les gouvernements ont décidé d’encourager la dérégulation et la volatilité des marchés financiers, et permis l’apparition de produits et de comportements à risques considérables. Après plusieurs soubresauts liés à des bulles spéculatives, le système s’est heurté en 2008 à une crise majeure de liquidités : celle-ci a entraîné une défiance générale à l’égard non seulement des opérateurs financiers mais aussi des monnaies confrontées à la montée des dettes publiques.

Faiblesse de la démocratie face aux activités spéculatives

On pourrait ne voir dans cette crise qu’un accident sérieux provoqué par un excès de confiance dans un système non contrôlé. C’est bien ainsi que les pouvoirs publics ont réagi, par des réglementations qui mettent les banques sous une surveillance plus étroite et tentent de contenir les phénomènes spéculatifs. Mais, outre la très grande difficulté à séparer correctement les activités de crédit à l’économie des activités spéculatives, celles-ci tendent à se déplacer vers les marchés non bancaires hors contrôle, jusqu’à risquer aujourd’hui de provoquer l’apparition d’une nouvelle bulle de crédits.

Une gouvernance internationale introuvable

Il faut regarder la crise aussi sous une autre dimension, celle de l’insuffisance de gouvernance politique à l’échelle internationale. Les essais ne manquent pas, mais ils s’avèrent largement infructueux (cf. le G20 par exemple) et n’arrivent pas à lutter contre la tendance à un repli sur les intérêts nationaux, même si rationnellement l’immense majorité des responsables politiques sait que la coopération serait la seule solution véritable. L’Europe aujourd’hui ne fonctionne pas, la zone euro devient un cadre de discipline budgétaire sans projet collectif, et l’euro lui-même n’est pas une vraie monnaie au sens d’attribut d’une puissance publique reconnue.

L’économie mondialisée, un malade aux multiples symptômes

En réalité la crise financière est le révélateur d’un problème de gouvernance de l’économie mondialisée. Cela conduit à envisager que nous sommes en présence d’une rupture de modèle. Les sociétés occidentales reposent notamment sur trois fondements qui les ont constituées, l’économie de marché, la démocratie et l’Etat-nation comme cadre de son application. Or ces fondements ont perdu de leur crédibilité. Face à eux la sphère financière a démontré qu’il est possible de gagner de l’argent sans créer de valeur réelle et donc sans rien apporter à la société en contrepartie de ce gain. Elle a engendré un sentiment profond d’injustice par l’aggravation des inégalités qui en résulte. Parallèlement le travail a perdu beaucoup de sa valeur économique – et sociale – sous le double effet d’une économie de plus en plus immatérielle créant peu d’emplois et d’un marché du travail incapable de s’adapter, quantitativement et qualitativement. Une économie de la rente (matières premières, patrimoines financiers) s’installe au mépris du travail productif. Les élites pensent et vivent dans un monde globalisé qui les déconnecte de la réalité vécue par leurs concitoyens nationaux, et ce phénomène renforce le sentiment d’inégalité croissante et de fracture sociale dans une population qui ne parvient pas à admettre qu’il lui faudrait renoncer au modèle de société qui avait permis l’élévation de son niveau de vie. La quête d’une meilleure égalité entre les citoyens, en tant que projet de société, n’est plus crédible.

Dépasser les antagonismes sociaux clivants

Face à ces ruptures le plus grave est probablement l’incapacité collective à définir un consensus social autour de ces problèmes et des moyens de les résoudre. L’impuissance des dirigeants politiques européens à s’entendre sur des orientations claires n’est que le reflet de l’émiettement des opinions publiques, et réciproquement.
Doit-on en rester à ce constat uniquement pessimiste ? Certainement pas. La France dispose d’atouts considérables qu’elle ne parvient pas à exploiter parce que les Français n’y croient plus. Cette affirmation fait écho par exemple au classement établi par le rapport 2012-2013 du Forum économique mondial de Davos, duquel il ressort que notre pays est très bien placé dans la comparaison internationale sur des critères structurels fondamentaux (infrastructures, capacités de recherche), mais dégringole selon des critères liés à nos comportements actuels (marché du travail, instabilité des règles). Nous n’arrêtons pas d’osciller, encouragés d’ailleurs par les alternances politiques, entre l’affirmation de la nécessité d’entreprendre et la stigmatisation des chefs d’entreprises, comme si les antagonismes sociaux étaient une figure obligée dans notre pays.

Favoriser les investissements de long terme

Sur la question de l’argent, il devient urgent de nous mettre d’accord sur le fait que la prospérité de notre économie requiert que chacun y trouve sa place, et de recréer la possibilité qu’il en soit ainsi. Parmi les entreprises qui contribuent à cet objectif on trouve celles qui sont compétitives à l’international et qui créent des emplois en France. Une dizaine de grands groupes français font 10% de leur chiffre d’affaires dans l’hexagone, mais y placent 25% de leurs emplois et 50% de leurs moyens de recherche. Ces exemples n’auront de chances de se multiplier que si nous parvenons à les situer dans un projet global de société où les investissements d’éducation et de recherche notamment soient acceptés comme une priorité collective. Cette idée doit interpeller directement la classe politique, héritière d’une période pendant laquelle les pouvoirs publics, sous l’influence du dogme libéral, ont largement démissionné de leurs responsabilités de défense des intérêts économiques du pays, notamment par l’abandon des politiques sectorielles dans le domaine industriel.

L’Europe réinventée, unique planche de salut

Déduire de ce qui précède la possibilité d’un repli sur nos frontières nationales serait une grave erreur. Certes il faut retrouver les conditions d’un consensus social national, mais on doit espérer que cela puisse se faire au sein de l’Europe, qu’il faudra probablement réinventer. L’imbrication des économies européennes est telle que l’abandon de l’Union serait une catastrophe pour l’avenir des peuples européens. Mais il faut autre chose que la construction purement technocratique qui a prévalu depuis son origine. Un véritable projet politique porté par des responsables élus par les citoyens des pays de l’Union européenne, est-ce une utopie ? C’est en tous cas une perspective pour préserver le pilier démocratique de notre modèle de société.

Charles-Henri Filippi

Extraits de Responsables n°419 – juillet 2013


Finance et structure de péché – page 108

Dans quelle mesure les péchés s’inscrivent-ils dans les structures financières et contribuent-ils à la dérive d’aujourd’hui ? Pécher, c’est, par son comportement personnel, manquer la cible de la dignité humaine, dignité faite de relations risquées entre nous et d’affrontement à un avenir incertain. La finance nous aide à vivre cette dignité, non sans chausse-trappes.

Péché personnel

Reconnaître le péché personnel à la racine des dérives financières, c’est troquer la responsabilité collective (qui dilue la responsabilité de chacun) contre la responsabilité emboîtée où chacun est pleinement responsable à son niveau et selon ses compétences.

Les péchés personnels qui forgent les structures de péché dans la sphère financière trouvent leurs archétypes, comme tous les péchés, dans les trois tentations qui nous aliènent sous la figure du bien : performance, rationalité, maîtrise ; rendement, sécurité, liquidité, disent les financiers.

S’il fallait circonscrire en une phrase le péché qui se coule le plus facilement dans la sphère financière, il suffirait de citer Pascal : «Le présent n’est jamais notre fin ; le passé et le présent sont nos moyens ; seul l’avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre ; et nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais. »
Nous faisant migrer du présent vers le futur, ce péché à couleur financière nous détourne d’un monde de relations pour nous enfermer dans le monde anonyme des transactions. La finance fut, durant des millénaires, un monde de relations entre deux personnes : un créancier et un débiteur. Mais, comme la finance est un commerce où s’échange du temps contre du risque, chacun a voulu se protéger du risque de la relation, en choisissant les pratiques plus impersonnelles qui laissent davantage de place à l’autonomie individuelle. Du coup la finance est aujourd’hui dominée par la transaction, plus anonyme.

Structures financières

Sont faciles à repérer les deux grandes étapes de cette dé-personnification. Au VI° siècle avant JC, en Grèce, à l’époque de Crésus, la première pièce de monnaie a transformé la finance, en dissolvant la relation personnelle entre débiteur et créancier dans une double collectivité : d’une part celle des créanciers qui se substituent facilement l’un à l’autre en transmettant le gage monétaire ; d’autre part celle des débiteurs, la « communauté de paiement » qui accepte le gage monétaire en contrepartie de ses marchandises ou de ses services. Qu’importe qui je suis du moment que je puisse payer. D’où cette « liberté » de marché, apportée par l’argent.
La seconde étape de la dé-personnification financière fut la création de la « chambre de compensation ». La chambre de compensation est l’organe central des marchés financiers organisés ; elle se substitue aux différents partenaires. Acheteur et vendeur traitent des « contrats » standards, et ne font face qu’à un système électronique qui confronte les ordres d’achat et de vente, fournissant automatiquement, lors de chaque échéance, le solde des gains et pertes. Marchés à terme et options ont complété ce système qui permet à chacun, théoriquement, de prendre les seuls risques qu’il veut assumer.

Vers une posture évangélique

La triple fonction de la finance (gestion de la monnaie, crédit, gestion des risques) autorise autant de tentations qui, si nous y cédons, nous aliènent dans un futur fantasmé. S’en suivent et se conjuguent trois conséquences perverses : dévalorisation de la monnaie lorsque les débiteurs, publics ou privés, imaginent à tort pouvoir fournir l’exacte contrepartie de l’argent qu’ils ont sollicité et que le système bancaire a créé ; assèchement du crédit lorsque les créanciers perdent confiance dans le système financier et la capacité de leurs partenaires à rendre la contrepartie promise ; enfin accroissement du risque systémique, puisque les risques financiers pris par chacun des acteurs sont, non pas supprimés, mais simplement déplacés, voire camouflés. Du coup, la sécurité des uns se paie d’une insécurité accrue pour les autres. Est alors mise à mal la solidarité, qui se fonde sur la communauté de risque.

Fuyant ces trois tentations, la posture chrétienne refuse l’identification à l’institution du marché, comme si les règles de l’échange pouvaient suppléer l’absence de conscience. Assumant la vulnérabilité propre à toute relation, elle se tient à l’écart de la voie stoïcienne. Enfin, ne cherchant pas à réaliser sur la terre le ciel des idées, mais solidaire de l’humanité toute entière, elle ne prétend pas créer une contre-société fondée sur le troc, la coopération, le crédit gratuit, l’association, etc.
Demeure alors la posture de gratuité. Chaque fois que le partenaire ne pourra pas rembourser du fait de ses handicaps personnels ou sociaux, le don est requis, don discerné selon le critère du coût, pour soi-même et pour autrui. Cette posture de gratuité va contre le principe de performance, mais non pas contre celui d’efficacité, qui n’est pas moralement facultatif, la performance consistant à se comparer aux autres, l’efficacité, à discerner si l’objectif a du sens, c’est-à-dire s’il « vaut » le coût.
Dans le même esprit, la posture chrétienne discerne la dimension de gratuité que comporte tout échange, du fait du risque, inhérent à toute vraie relation. Enfin elle reconnaît dans la dette le premier des liens sociaux, posture d’interdépendance qui seule ouvre la carrière d’une vie humaine authentique, dont la dignité est de s’affronter à un avenir collectif incertain.

Etienne Perrot s.j.

Extraits de Responsables n°419 – juillet 2013


Dans l’entreprise : à quoi nous engage notre responsabilité personnelle – page 109

Ne nous exonérons pas de notre responsabilité personnelle en nous abritant derrière l’anonymat et la lourdeur du rouleau compresseur de l’entreprise ou de la machine économique, capables de violence et de prédation, avertit en substance Frédéric Baule. Il est du ressort de chacun d’entre nous de faire advenir une pratique économique donnant la priorité à l’homme.

En matière économique notre responsabilité personnelle ne se limite pas au rôle que nous assigne l’institution qui nous emploie. Car en faisant nôtre ce rôle nous mobilisons nos capacités au service d’un collectif qui poursuit ses propres objectifs et déborde le plus souvent la sphère relationnelle dans laquelle s’inscrit notre vie professionnelle. Contribuant ainsi de façon singulière au fonctionnement de cet ensemble, nous devenons de fait solidaires de tout acte posé par chacun de ses acteurs. Dès lors notre emploi – malgré nos propres visées éthiques – nous rend partie prenante de toute violence économique induite par notre entreprise.

Accroître, chacun, l’utilité sociale de nos entreprises

Nul acteur des sphères marchande et financière n’échappe à cette responsabilité pour le collectif dont il est membre. Car une entreprise, quelle qu’en soit sa forme, ne peut faire l’économie de la prédation. Entreprendre, n’est-ce pas en effet s’organiser pour entre – prendre, pour « prendre entre » ? Pour prélever quelque chose du bien commun, dans l’espoir qu’en transformant ce réel, soit produite une forme d’utilité sociale ? Utilité sociale pour certains, dont on peut espérer qu’elle dépasse le manque simultanément créé – pour d’autres – par cette prédation originelle. Mais rien n’est moins sûr !

Se savoir responsable conduit à interroger le sens de notre participation à l’économie de notre vivre ensemble. Et nous voici invités à évaluer, à frais nouveaux, à notre échelle individuelle d’agent économique singulier, comment composer avec ce qui se joue aujourd’hui. Nous voici – dans le contexte propre aux actes que nous posons et aux productions sociales de l’entreprise collective à laquelle nous prenons part – tels de multiples Zachée (Lc 19,1-10), appelés à déterminer comment faire pour « être éthiques » dans nos choix, comment accroître l’utilité sociale de notre entreprise, plutôt que d’en renforcer la dimension prédatrice. De risquer la violence.

Faire que l’être au travail soit une bonne Nouvelle

Comment éviter de contribuer à la violence économique et faire de « l’être ensemble au travail » une Bonne Nouvelle ? Les Prophètes eux-mêmes ont eu à affronter des crises ; par exemple, l’exil du peuple d’Israël. Ils ont eu à apprendre comment désigner le doigt de Dieu dans l’aujourd’hui de l’homme. En proclamant le jour du Seigneur. En annonçant l’aujourd’hui de son Royaume : quand les aveugles voient ; quand les sourds entendent ; quand les chaînes des prisonniers sont brisées ; quand un crucifié est désaltéré par un anonyme qui a accueilli son « j’ai soif » (Jn 19, 28-30). Entendre au cœur de nos entreprises le « j’ai soif », que nous adresse celui devant qui passe notre route, est possible. Cela suppose de ne pas le réduire à l’anonymat d’un facteur de production, à une « masse salariale », simple variable d’ajustement. De s’ouvrir à son visage. De découvrir avec les yeux de l’autre, comment faire advenir, ensemble, une pratique économique donnant priorité à l’homme.

Le temps long du processus démocratique

Et quand nous nous surprenons un jour à dire « plus jamais cela ! » devant tant d’injustice ? En matière de structure économique, nous le voyons : ce qui est, fonctionne. Inexorablement. A l’identique. Pour le meilleur comme pour le pire. Et rien ne change sans impulsion, sans le processus démocratique qui incite le politique à assigner une finalité au travail des professionnels de la régulation. Or le temps du politique, des media et des marchés n’est pas celui du régulateur. Car, pour élaborer des règles qui contribueront à l’édification des conditions d’un monde meilleur, il faut un temps long – qui renvoie à la sagesse des générations – et de la constance. Constance que seule l’interpellation bienveillante du politique par des veilleurs éthiques peut contribuer à entretenir.

Chrétiens, nous sommes appelés, personnellement, et en Église, à mobiliser nos expertises pour devenir ces veilleurs éthiques dont notre monde a besoin pour « réformer le capitalisme » et canaliser la violence économique. C’est là une tâche urgente pour nos mouvements d’Église.

Frédéric Baule

Extraits de Responsables n°419 – juillet 2013


S’enrichir en vue de Dieu : qu’est-ce à dire ? – page 110

Ne méprisons pas l’argent, il permet de subvenir à notre quotidien. Recherchons-le, semble même dire Saint Luc dans son évangile relu par Bernard Bougon, mais pour qui, pour quoi ? Jésus convie chacun d’entre nous à convertir notre rapport à l’argent, à exercer notre liberté, à en faire un outil de sanctification.

Au rebours des autres évangélistes, l’argent tient une grande place dans l’Evangile selon St. Luc. Je dénombre 28 passages où il en est question, dont certains sont propres à St Luc, comme la parabole de l’intendant avisé, celle du riche et du pauvre Lazare ou la conversion de Zachée, etc.

Où placer notre confiance ?

Certains exégètes l’ont noté depuis longtemps : « Luc fait de l’argent la pierre de touche de la foi ». Ainsi, les injonctions relatives à l’argent ne sont pas d’abord des injonctions morales ou éthiques, mais des affirmations relatives à la foi. Il ne s’agit pas d’abord de dire ce qui est bien ou ce qui est mal en matière d’usage de l’argent, parole qui serait dans l’ordre de la morale ou de l’éthique, mais d’interroger chacun : en quoi ou en qui places-tu ta confiance ? A cette question nous provoquent des paroles de Jésus comme « Là où est votre trésor, là aussi sera votre cœur » (12, 34) ou « Aucun domestique ne peut servir deux maîtres… vous ne pouvez servir Dieu et Mammon » (16, 13), …

Avoir plus pour être plus

Question d’hier, qui – aujourd’hui – n’a rien perdu de sa force ni de sa pertinence. Bien au contraire. Des économistes de renom, dénonçant la cupidité comme ressort essentiel de bien des acteurs financiers, nous le font comprendre.
Selon St Luc, face à l’argent, quelles que soient les formes qu’il peut prendre, deux attitudes sont possibles : être riche pour soi ou s’enrichir en vue de Dieu. C’est ainsi que selon la parabole du semeur, le souci des biens étouffe la foi dans les cœurs (8, 14), que les richesses alourdissent (parabole du riche et du pauvre Lazare). Elles détournent de Dieu empêchant d’accueillir le Christ et d’entendre sa parole. Au premier rang de ses adversaires Jésus compte des Pharisiens amis de l’argent (16, 14-15), sans parler de Judas (22, 5-6)… Il en sera de même pour les apôtres qui auront comme ennemis des gens intéressés : Simon le magicien (Ac 8, 18), les maîtres de l’esclave à l’esprit Python (Ac 16, 16) ou les orfèvres d’Ephèse (Ac 19, 23-27)…

Pour l’évangéliste, l’esprit de lucre accompagne et symbolise l’envers de la foi, manifeste l’endurcissement spirituel et représente même une expression du paganisme…

A la source de la confiance

A l’opposé du être riche pour soi, Luc propose au disciple du Christ d’entrer dans la dynamique d’un s’enrichir en vue de Dieu où le rapport à l’argent est d’emblée paradoxal car il s’agit d’être aussi libre que possible vis-à-vis des biens que l’on possède cependant. Cette dynamique de liberté est mise en scène dans l’abandon complet que les premiers disciples font de leurs biens en répondant à l’appel de Jésus (5, 11). Ce geste signifie avant tout qu’ils mettent toute leur confiance dans le Christ Jésus. Geste qui donne corps à la parole : « Nul ne peut servir deux maîtres,…~». Une confiance placée non dans des biens, aussi nécessaires soient-ils à l’existence quotidienne, mais dans une personne reconnue et confessée comme étant le Fils de Dieu. Souvenons-nous, Luc a été un compagnon de l’apôtre Paul. Il peut sans doute dire avec lui : « Je sais vivre de peu, je sais aussi avoir tout ce qu’il me faut. Être rassasié et avoir faim, avoir tout ce qu’il me faut et manquer de tout » (Ph. 4, 12). De cette même liberté témoignent ces femmes riches qui assistent de leurs biens Jésus et ses apôtres. (8, 3). Elles participent ainsi à l’annonce de l’Evangile, à la mission du Christ. A cette liberté, à cette même confiance, Jésus appelle le riche notable (18, 18-23). Ce dernier n’osera pas franchir le pas. Malgré toute sa bonne volonté, il reste dans un entre-deux.

Chemin de conversion

Notons cependant que le publicain Zachée même s’il donne beaucoup, même s’il se dit prêt à réparer largement ses torts, ne va quitter pour autant son métier d’intermédiaire financier entre les autorités publiques et le peuple. On peut penser qu’il a eu le souci de l’exercer avec davantage d’équité. Il restera riche. De même, grâce à son argent, le samaritain de la parabole délègue à l’aubergiste le soin de l’homme tombé aux mains des brigands (11, 35). Il poursuit son voyage, promet de repasser. Il ne peut faire plus et cependant il est exemplaire…
Liberté par rapport à l’argent qui ouvre à une vraie générosité, porte d’un amour authentique, telle l’obole de cette pauvre veuve dont Jésus s’émerveille.

Dans ces nombreux exemples où l’argent est nécessaire, incontournable même pour vivre, St Luc invite le disciple à fonder sa confiance dans une suite du Christ, qui suppose une vraie liberté par rapport à l’argent. Un argent qui permet beaucoup, qui participe même à l’œuvre de Dieu, à l’édification du Royaume.

Aujourd’hui comme hier, chacun de nous dans sa marche à la suite du Christ peut se sentir tirailler entre ces deux pôles : être riche pour soi ou s’enrichir en vue de Dieu. Toujours les biens nous font entendre une voix qui nous dit : « Ils sont à toi. ». Toujours l’Évangile nous fait entendre la voix du don, du partage, du souci d’autrui, de la confiance, de la liberté,… Toujours l’Évangile nous appelle à faire entrer ces biens dans un mouvement et une dynamique plus large, à les humaniser parce que nous-mêmes nous nous humanisons.

Bernard Bougon s.j.

Extraits de Responsables n°419 – juillet 2013