L’incursion de la spiritualité dans le management est récente. Michel Younès, professeur à l’Université catholique de Lyon(UCLy) [1] nous donne, dans notre dernier numéro de Responsables de février 2023, quelques clés managériales pour appréhender le phénomène de demandes croissantes d’affirmation religieuse sur les lieux de travail. Cet article, tiré du dossier « Accompagner les manageurs de proximité face au fait religieux au travail », vous est offert gratuitement [2].
Dans un sondage récent de 2021, le baromètre du fait religieux en entreprise indiquait que 66,5 % des répondants rencontrent régulièrement ou occasionnellement le fait religieux au travail, alors qu’ils étaient 44 % en 2012. Seulement 33,5 % disent rarement le croiser, contre 56 % en 2014. Malgré le recul qu’il faudrait avoir par rapport aux sondages, celui-ci reflète une réalité difficile à occulter. Cette courbe croissante peut néanmoins être lue de deux façons différentes : soit comme le « retour » du religieux, voire des religions au sein des entreprises, soit comme un changement significatif dans la manière de considérer le rapport au religieux dans un monde en profonde mutation et en recherche de sens.
Il est clair que suivant l’angle d’approche, la religion peut être perçue comme un « problème à régler » ou bien comme une dimension de l’être à considérer, à condition d’établir des règles pour que l’expression du fait religieux au travail ne soit pas nuisible ou en contradiction avec la raison d’être de l’entreprise. Si celle-ci n’a pas vocation à gérer les religions, comment la prise en compte de toutes les dimensions de la personne humaine peut-elle devenir bénéfique pour un épanouissement individuel, profitable au groupe et au déploiement de l’entreprise ?
Le droit ne règle pas tout
L’entreprise en France doit certes prendre en compte les droits fondamentaux des salariés, assurer un climat qui protège de toute forme de discrimination, de harcèlement ou de discours haineux. Elle doit clarifier les règles du bien vivre ensemble sur le lieu du travail. Toutefois, il est clair que le droit ne règle pas tout. Celui-ci cherche à répondre et à encadrer l’évolution des sociétés et des mentalités. Dans la mesure où manager ne se réduit pas à l’application des règles, et surtout en l’absence d’une réglementation précise en matière de fait religieux, le dialogue, compris comme une écoute active pour une meilleure prise en compte des paroles exprimées, reste une voie à suivre.
Très souvent, une revendication de nature religieuse peut cacher un malaise d’un autre ordre. Face aux questions relatives au fait religieux, il est important d’être au clair sur les principes qui définissent la colonne vertébrale d’une entreprise, de ses valeurs, ainsi que les règles à respecter. Concrètement, il s’agit de définir ce qui est négociable et ce qui ne l’est pas. Un refus catégorique de tout ce qui ressemble de près ou de loin, parfois faussement, à un fait religieux peut entraîner des rapports aseptisés ou des frustrations inutiles. S’absenter exceptionnellement pour une fête religieuse n’est pas équivalent à la revendication d’une tenue vestimentaire à caractère religieux ou à une autorisation permanente pour accomplir régulièrement un acte cultuel.
En revanche, face à des phénomènes répétitifs, il est important de rester vigilant sur les réclamations pouvant conduire à des tendances de type communautariste ou à des revendications idéologiques de type sectaire, pouvant favoriser le prosélytisme.
Si, d’après les études et les sondages, la majorité des cas recensés sur le lieu du travail concerne le fait islamique, la réalité est de fait un peu plus complexe. Elle invite à éviter une sorte de focalisation ou de crispation inutiles pour voir comment, l’émergence du fait islamique ces dernières années est un indicateur d’un monde qui change. Or, si le religieux est ce qui donne sens à l’existence, dans un contexte où la distinction entre le cultuel et le culturel, ou encore entre le for interne et le for externe ne s’opèrent pas de la même manière, il en résulte des incompréhensions profondes et bloquantes.
Former les manageurs
Il est certes déconseillé de pratiquer la politique de l’autruche, mais en même temps, dans un contexte en tension, marqué par une sorte d’inculture religieuse, et pour nommer et combattre les formes excessives ainsi que les pratiques inappropriées à l’espace du travail, ne faut-il pas doter tout manageur d’un capital culturel du fait religieux pour transformer les points de tension au nom d’une appartenance religieuse en une ouverture enrichissante ?
De toute évidence, cela ne va pas de soi. Quand le fait religieux, notamment dans son expression visible, s’invite en entreprise, le management se doit de le décrypter et d’y apporter les réponses les plus adéquates.
Michel Younès
[1] Michel Younès dirige le Centre d’études des cultures et des religions. Il est théologien et islamologue, auteur de nombreux ouvrages en la matière. Il a dirigé l’ouvrage « Quand la religion s’invite en entreprise : clés pour le management », Lyon, Chronique sociale, 2019.
[2] Pour bénéficier de la lecture de Responsables, la revue du Mouvement qui fait le lien entre ses équipiers et vous aide à alimenter la rencontre mensuelle de votre équipe, il faut vous abonner (30 € les 4 numéros/an). Toutes les informations sont en ligne.