Dans notre société, le dialogue est rendu difficile en raison d’une confusion entre pluralisme et relativisme. L’abandon du concept de vérité par la postmodernité rend tout dialogue sans objet. Le maintien d’un concept de vérité comme horizon permet à la modernité critique d’ouvrir à des dialogues authentiques. Explications de Bernard Feltz, dans le n° 453 de Responsables « Dialoguer vraiment, parlons-en ».

Comment comprendre le paradoxe d’une société pluraliste, où les dialogues sur les questions existentielles sont de plus en plus difficiles, voire considérés comme inutiles ? Comme philosophe des sciences, j’y vois l’indice d’un malaise profond dans le rapport à la vérité. Pour faire court, on a tendance à confondre pluralisme et relativisme : diversité d’approches du vrai et abandon du concept de vérité.

Un rapide parcours historique peut être utile. Le Moyen-Âge européen se caractérise par une pensée dominante liée à la théologie. La réflexion philosophique est présente mais mise au service de, et limitée par, la théologie. Le projet moderne se caractérise par une confiance absolue en la raison, qui se libère de la contrainte théologique et ouvre à un monde où le débat concourt à l’avancée de la connaissance, comme à la construction d’un monde juste. L’histoire des évènements et de la pensée conduit cependant à une crise de la modernité : les guerres mondiales, la colonisation montrent que la raison peut être mise au service des projets les plus machiavéliques. Bien plus, les maîtres du soupçon[1] montrent que le concept de vérité peut être porteur au mieux d’illusions, au pire de pratiques de domination. D’où l’émergence d’une société pluraliste de fait, où la question de la vérité se voit reléguée au rang d’objet inutile au profit d’une posture pratique d’acceptation de la diversité la plus large. La position la plus extrême en ce sens est tenue par ce que l’on appelle les post-modernes. Pour ces derniers, il nous faut renoncer à toute perspective universaliste, en tous domaines, et prendre acte d’un relativisme généralisé, que ce soit en science, en éthique, en politique et dans le registre des convictions.

Crise de la modernité

Pourtant, la crise de la modernité peut conduire à des positions plus nuancées. Sur le plan de la connaissance, au sein de chaque discipline scientifique, la visée d’un discours vrai reste de vigueur et les disciplines scientifiques sont bien des lieux de débat incessant. Les analyses de la sociologie des sciences conduisent à un regard critique sur la science mais ne remettent pas nécessairement en cause la visée théorique de la démarche scientifique qui est d’expliquer le fonctionnement du monde. Même sur le plan éthique, notre moment historique se caractérise par l’adhésion commune à toute une série de valeurs considérées comme rationnelles : la déclaration des droits humains de 1948 est généralement considérée comme une charte éthique que l’humanité se donne à elle-même. Par contre, dans le champ des convictions, le pluralisme semble incontournable. Cette deuxième attitude globale face à la crise de la modernité, d’aucuns en parlent en terme de « modernité critique », consiste à conserver une confiance en la raison, mais avec une conscience des limites de la raison.

Finitude de la raison et conviction critique

Quelle place pour le dialogue dans une perspective de modernité critique ? Sur le plan de la connaissance, j’ai évoqué les débats internes à chaque discipline. On peut aussi mentionner la nécessité d’une interdisciplinarité plus large : une interaction entre le domaine de la connaissance et le domaine des convictions est essentielle. La question des théories de l’évolution biologique est ici très éclairante. Construire une théologie qui prenne en compte les apports décisifs des sciences de la vie en matière d’évolution des espèces est une forme de dialogue à la fois indispensable et porteuse d’espérance. Dans le rapport à l’éthique, si la modernité s’inscrit dans l’éthique des droits humains, on s’attendrait à ce que les discours de conviction prennent en compte les avancées dans le domaine éthique. Je pense en particulier à l’égalité homme-femme qui est devenue une valeur centrale de nos sociétés et vis-à-vis de laquelle les discours religieux sont pour le moins timides. Enfin, dans le registre des convictions, la raison se découvre incapable de démontrer l’existence comme la non-existence de Dieu.

Cette conscience d’une finitude de la raison conduit au concept de « conviction critique » : ma conviction inclut le fait qu’elle n’est pas strictement rationnelle. L’acceptation d’un certain pluralisme devient simple honnêteté intellectuelle. Une telle perspective donne pleine légitimité aux discours religieux qui respectent les apports de la raison : la science, les droits humains, la démocratie. Les discussions entre sensibilités spirituelles distinctes, les discussions avec le monde athée peuvent s’inscrire dans la recherche d’une vérité que l’on sait inatteignable mais néanmoins fondamentale. Historiquement, nous voyons que la possession de la vérité peut conduire aux pires totalitarismes. Le renoncement à la vérité conduit au mieux à l’indifférence et au pire aux rapports de force et à la violence. La poursuite d’une vérité comme horizon inscrit l’humain dans une posture modeste de partage des convictions et d’interactions fortes dans une perspective où la position de l’autre peut enrichir ma propre tradition.

Bernard Feltz

[1] Les penseurs Marx, Nietzsche et Freud, ainsi dénommés par Paul Ricœur pour leur démarche critique radicale.

Bernard Feltz est professeur émérite de l’UCLouvain, Belgique. Biologiste et docteur en philosophie, spécialiste des questions de philosophie des sciences du vivant, il est l’auteur de La science et le vivant (De Boeck, Bruxelles, Albin Michel, Paris, 2014).