Nous rentrons dans l’âge du capitalisme de surveillance. La thèse semblerait radicale et le sous-titre militant, si elle n’était pas défendue par une professeure de la Harvard Business School qui a passé toute sa vie universitaire à étudier le phénomène. Je l’avais croisée à Boston quand elle publia In the age of the smart machine en 1988. Trente ans plus tard, sa démonstration de 864 pages est impressionnante par l’ampleur de l’enquête et la qualité de sa présentation.
Le capitalisme s’est développé en rendant solvables des ressources : les landes sont devenues des parcs à moutons, le charbon énergie, le travail marchandise et l’échange argent… Aujourd’hui, ce sont nos données personnelles que les géants du web extraient, accaparent et revendent à des publicitaires. Le problème n’est pas tant de créer un nouveau marché que d’interdire aux autres utilisateurs du web de les exploiter, soit en privatisant des logiciels libres, soit en rachetant à prix d’or leurs concurrents, bref en confisquant toute une génération de recherches et surtout en modelant la loi américaine par « le pouvoir du précédent » dans un contexte de guerre contre le terrorisme. Quelques entreprises sont devenues des géants de la bourse avec très peu d’employés – environ dix fois moins que leurs concurrents automobiles au faîte de leur puissance – et les données qu’ils collectent sont reformatées en fonction de leurs seuls clients. D’où leur inertie à combattre les « fake news » qui créent plus de clics que les vraies nouvelles et leur lenteur à partager la valeur avec ceux qui produisent la connaissance.
Comment contrer un tel pouvoir ? Pour Shoshana Zuboff, la tentative américaine d’utiliser les lois antitrust est sans issue. Plus prometteuse est le règlement général sur la protection des données (RGPD), à condition de s’en servir, car les consommateurs deviennent très dépendants et les amendes de la commission européenne sont pour l’instant dérisoires. Plus menaçante est la solution totalitaire : la Chine utilise les Big Data pour surveiller ses concitoyens. Un monde décrit par George Orwell dans 1984.
Bertrand Hériard, aumônier national