L’encyclique Laudato Si’ (LS) invite à construire une culture nouvelle à partir de l’écologie intégrale avec, pour fondement, une anthropologie relationnelle revisitée. Elena Lasida en propose une ébauche inspirante à travers l’analyse des principes qui apparaissent comme structurant l’encyclique et de règles tirées de l’exhortation Evangelii Gaudium (EG).

Trois principes fondateurs

Le premier principe de la « culture écologique » revient constamment dans l’encyclique : tout est lié. Il existe un lien structurel entre le rapport à la terre, à soi, à autrui et à Dieu. Le Pape rappelle que la nature a une existence et une finalité propres et appelle l’être humain à se mettre « en communion » avec tous les êtres vivants (LS 220). Le deuxième principe est fondé sur l’idée que tout est donné, c’est-à-dire que la terre et tous ses fruits constituent un don gratuitement reçu qui doit bénéficier à tous et non seulement à ceux qui peuvent s’en approprier. Il doit conduire à une attitude de « gratitude et de gratuité » (LS 220). Enfin, troisième principe fondateur, tout est fragile : la fragilité de la création et de la vie humaine doit être un appel à la protection et à la créativité humaine pour marquer « un nouveau commencement ». Pas de création possible dans le tout plein, pas de vie nouvelle sans traversée de la mort. La fragilité est source de vie.

Fondements de la nouvelle culture écologique, ces trois principes deviennent les pivots autour desquels se tisse le vivre ensemble. Il s’agit de penser la réussite individuelle comme celle qui avant tout génère du lien, de concevoir l’échange marchand comme celui qui rend possible la gratuité, de viser une solidité qui se construit grâce à la fragilité et non pas contre.

Quatre règles organisatrices

La réalité est plus importante que l’idée (EG 321). Cette règle affirme que l’idée, ou la norme, ne peuvent jamais rendre compte de la complexité de la réalité. De ce fait, elle nous invite à considérer la crise écologique comme un lieu de révélation plutôt qu’un problème à résoudre : un lieu qui déplace notre imaginaire de vie bonne et qui manifeste une nouvelle forme de présence de Dieu dans l’histoire. Le tout est supérieur à la partie. Loin de postuler une prédominance du collectif sur l’individuel, cette règle signifie (EG 235) que le tout ne peut se réduire à la somme des parties. C’est ce qui relie les parties qui fait le tout. Ce rapport d’interdépendance entre le tout et les parties se traduit par une double attitude à tenir : le particulier doit toujours être mis en perspective du tout et la totalité doit être enracinée dans chaque situation particulière. L’unité est supérieure au conflit. Cette règle, banale dans sa formulation, suppose pourtant une conception de l’unité fondée sur la « communion » des différences, non sur leur suppression (EG 228). L’unité n’efface pas les particularités de chaque composante ; elle les met en dialogue et apparaît comme une « réalité multiforme » où les tensions engendrent quelque chose de commun et de nouveau. Le temps est supérieur à l’espace. La signification donnée à cette règle dans Evangelii gaudium permet de la rapprocher du troisième et dernier pilier identifié dans Laudato Si’ : tout est fragile (EG 223). Elle est une invitation à « initier des processus plutôt que posséder des espaces » et se traduit par une série de déplacements à vivre : de la priorité donnée au court terme vers le résultat durable, de la recherche d’une prévision parfaite vers l’accueil de l’inattendu et enfin, de l’envie de posséder pour mieux maîtriser vers la mise en mouvement.

À partir du lien, de la gratuité et de la fragilité, on conçoit ainsi d’une manière différente la réalité, le collectif, l’unité et le temps. La nouvelle culture écologique définie par l’interdépendance plutôt que par l’autosuffisance, par la diversité plutôt que par l’uniformité, par le mouvement plutôt que par la stabilité, déplace nos manières de « faire » mais surtout notre raison « d’être ».

Un nouvel imaginaire de la vie bonne

On présente souvent la crise écologique comme une limite à l’idéal de vie bonne. Or c’est une opportunité pour faire émerger un autre idéal. Le principe de « tout est lié » associé à la règle qui indique que le tout est supérieur à la partie, invite à revisiter la notion d’autonomie : pensée souvent comme indépendance et autosuffisance, elle fait disparaître la dimension relationnelle de la vie. La culture écologique la remet au centre, sans abandonner l’idéal d’autonomie mais en le redéfinissant : ce qui rend autonome n’est pas l’indépendance – le fait de ne pas dépendre de personne -, mais l’interdépendance, ou le fait d’avoir toujours quelque chose à donner et à recevoir d’autrui. Le principe de « tout est donné » conduit à interroger l’un des grands fondements de nos sociétés modernes, le droit de propriété. L’amélioration de la qualité de vie est toujours associée au fait de devenir propriétaire. Or il y a une autre manière de penser le partage, à partir de la gratuité. Il devient alors mise en commun et non simple redistribution des biens disponibles. Les biens ne nous appartiennent pas, ils nous ont été donnés pour construire la maison commune. Le principe de « tout est fragile » invite enfin à questionner ce qu’on entend par sécurité. Trop vite associée au contrôle pour réduire au maximum l’imprévu, la sécurité acquiert dans Laudato Si’ une autre signification. Parce que la fragilité y est perçue comme la promesse d’un nouveau possible, la sécurité consiste à créer les conditions pour bien accueillir l’inattendu. Elle se situe alors du côté de la dé-maîtrise qui permet au radicalement nouveau d’émerger.

Une autre manière de vivre ensemble

Les germes de la nouvelle culture écologique existent déjà et s’articulent autour de trois nouveaux imaginaires.

L’autonomie pensée comme interdépendance nous invite à interroger nos choix de consommation et d’épargne. Aujourd’hui les produits bio, le commerce équitable et la finance solidaire nous donnent la possibilité de faire des choix qui ont un impact positif sur la nature et sur autrui : sans renoncer à la satisfaction individuelle au profit du collectif, il est possible d’articuler l’intérêt des autres êtres vivants avec le mien. La prospérité comme gratuité. Imaginer la vie bonne en termes de gratuité et non de propriété, incite à penser de nouvelles manières de faire du commun. Ainsi, « l’économie de fonctionnalité » traduit un rapport aux biens qui privilégie leur usage ou  fonction et non leur appropriation, tels les vélos publics utilisés par différentes personnes sur un même territoire. Cette symbiose au niveau des biens en suppose une autre au niveau des rapports entre les humains : recycler et mutualiser implique de se situer face à autrui en complémentarité plutôt qu’en concurrence. La sécurité comme accueil de l’inattendu. Une manière concrète de passer de la maîtrise à l’accueil de l’inattendu est celle de la mutualisation. Par exemple la location d’outils de bricolage permet qu’un même outil soit utilisé par différentes personnes. Mettre en commun des biens revient à initier un processus dont on ne connaît pas l’issue car elle relève du collectif plutôt que de la maîtrise de chaque individu qui participe. Le temps est ainsi privilégié par rapport à l’espace.

Elena Lasida