Depuis quelques années, les médias évoquent régulièrement des parcours atypiques de cadres issus de formations prestigieuses, ayant quitté volontairement des postes à responsabilités dans des grandes entreprises privées pour des métiers à impact positif sur la société. Christelle Didier[1], enseignante-chercheure en sciences de l’éducation à l’Université de Lille, mesure le phénomène.

Ces parcours qui les conduisent à devenir maraîchers biologiques ou jardinières en permaculture, artisans-boulangers ou charpentières, entrepreneurs sociaux ou créatrices de petites sociétés valorisant des circuits courts et le recours à des fournisseurs proches géographiquement, ont de quoi surprendre. Notamment quand on pense à l’investissement que représente pour un.e jeune – et sa famille – la réussite des études dans une formation hautement sélective, quand on pense aussi au prestige, à la rémunération et aux perspectives d’emploi qu’offrent à leurs diplômés les titres obtenus dans des grandes écoles françaises. Le choix volontaire, de la part de ces jeunes, de renoncer aux bénéfices d’un diplôme envié interroge la société, interpelle les médias, les milieux économiques auxquels étaient destinés leurs talents, ainsi que les institutions qui les avaient sélectionnés sur des critères rigoureux avant de les former. Il invite chacun à réfléchir.

Objectiver les faits…

Mais que penser de ce phénomène ? Que penser de ces jeunes, même pas trentenaires, qui semblent préférer – aux dires des médias – l’épanouissement, le sentiment d’être utiles ou reconnus, la quête de sens plutôt que de faire carrière dans le monde des grandes entreprises multinationales qui les attendent ? Que penser de ces jeunes qui ont pensé suffisamment fort qu’ils et elles ne pourraient pas réaliser leurs objectifs personnels et professionnels de façon satisfaisante dans le type d’emploi pour lequel ils s’étaient a priori destinés ?

Mais que représentent-ils numériquement, ces « déserteurs » d’un nouveau genre ? Quel poids pèsent-ils dans leur génération, dans le milieu des diplômés des grandes écoles ? Une très faible minorité à n’en pas douter. Les entreprises préférées des jeunes diplômés demeurent, en effet, années après années, de très grandes entreprises situées bien loin du monde de l’économie sociale et solidaire et du retour à la terre. Y-a-il donc pour les entreprises matière à s’inquiéter, à se remettre profondément en question ? Sans doute non ! Mais, il serait bien dommage de négliger les signaux faibles qui dépassent les cas exemplaires qu’aiment à raconter les journaux.

….sans en négliger la portée

Observons par exemple le temps et l’énergie consacrés par des étudiants de la plus que trentenaire association « Ingénieurs sans frontière » à interpeller les écoles pour former des « ingénieurs-citoyens ». Observons aussi le plus récent réseau « Ingénieurs engagés » où étudiants et enseignants repensent ensemble leur place dans une société qui mettrait les questions sociales et écologiques au premier plan. Observons la présence d’étudiants de grandes écoles dans les manifestations organisées par « Youth for Climate ». Comptons aussi les signataires du « manifeste étudiant pour un réveil écologique », futurs ingénieurs mais aussi étudiants d’autres filières et le nombre de grandes écoles ayant inclus dans leur programme des modules, projets tutorés et conférences portant sur le développement durable.

Mais osons dire aussi combien les propositions pédagogiques sont parfois bien en deçà des attentes d’étudiants déjà bien informés et formés à ces enjeux – et même parfois de celles d’enseignants-chercheurs prêts à aller plus loin dans la remise en cause d’un monde économique et technologique de moins en moins raisonnable… Ouvrons aussi les yeux sur l’inertie des grandes écoles, leur résistance au changement, la persistance des inégalités de classe et de genre dans les parcours, le poids de la cooptation dans l’évolution des carrières. Révoltons-nous devant le temps et l’énergie dépensés à organiser des événements coûteux aux seules fins de voir une équipe élue contre une autre toute aussi dépensière pour gagner la présidence pour un an ou deux d’un bureau des élèves ou des arts ou des sports…

Alors, oui ! Donnons du poids aux signaux faibles même s’ils constituent un luxe réservé à des jeunes bien diplômés – et souvent pas trop mal nés non plus – qui sauront toujours se retourner. Car leur choix n’en est pas moins singulier et inspirant.

Je choisis de le lire comme un cadeau fait au monde de ne pas entrer tout à fait dans le moule. Ils et elles demandent aux écoles de cesser de former les futurs cadres comme si de rien n’était. Ils et elles invitent les mondes économiques et techniques à ne plus se projeter dans l’avenir comme si de rien n’était. Il ne s’agit pas seulement d’aller à la rencontre des attentes d’une minorité devenue plus visible, afin d’éviter une fuite de talents dont la formation aura été couteuse pour tout le corps social… Il s’agit d’entendre ces signaux faibles qui nous demandent de construire collectivement un autre modèle.

 

Christelle Didier

[1] Elle a dirigé récemment, avec G. Aiguier et V. Melin, un numéro spécial de Spirale – Revue de Recherches en Éducation : (Se) former à l’éthique professionnelle, enjeux et perspectives, 2018.