(dr) Charles Thenoz

Véronique Albanel a quitté la haute fonction publique à la naissance de son 6ème enfant pour se lancer dans des études au Centre Sèvres où elle enseigne aujourd’hui la philosophie, tout en étant présidente, depuis 2017, de l’association JRS France (Jesuit Refugee Service)[1]. Très imprégnée par la pensée de Hannah Arendt, elle cherche à concilier réflexion et action pour construire un monde commun.

On n’arrive pas par hasard à la tête d’une association comme JRS France. D’où vient votre sensibilité ?

Je suis née au Maroc, j’ai vécu au Venezuela, à New York, à Milan à l’occasion des affectations de mon père. Arrivée à Paris à 18 ans, j’ai découvert le froid, un climat social tendu, un monde cloisonné. Je me suis sentie étrangère même si je parlais le français et appartenais à une famille française. À Sciences-Po puis à l’ENA, je me sentais encore étrangère et je me suis fait peu de vrais amis. Puis j’ai à nouveau déménagé au fil des postes successifs de mon mari, pilote dans l’armée de l’air.

En 1997, à la naissance de votre sixième enfant, vous faites une pause et reprenez des études au Centre Sèvres. Qu’est-ce qui vous a motivée ?

À l’époque j’étais passionnée d’histoire et peu attirée par la philosophie. Marquée par la tragédie d’Oradour-sur-Glane, je lisais beaucoup de livres, en particulier sur la Shoah qui me taraudait. À la fin de ma licence canonique, j’ai découvert avec Hannah Arendt que l’on pouvait conjuguer la pensée et l’action, et ne pas déserter la vie publique. Cette rencontre m’a impressionnée au point qu’Arendt est devenue une compagne de route. Elle m’a fait découvrir les notions de responsabilités individuelle et collective face au mal, ainsi que l’ensemble des pouvoirs humains à la portée de tous : pouvoirs d’agir, de pardonner, de promettre, de commencer du neuf… ; et c’est ainsi que j’ai choisi pour sujet de thèse le rapport entre christianisme et politique dans l’œuvre d’Arendt.

Grâce à cette invitation à agir et à des amitiés nouées au Centre Sèvres, j’ai évité le risque de m’enfermer dans le travail intellectuel. Naturellement soucieuse du monde, je n’aurais pas réussi à m’épanouir dans la seule activité de pensée. Alors que la question migratoire était encore à venir, j’ai eu la chance de pouvoir participer, en 2009, au démarrag e du programme d’hospitalité Welcome de JRS France, en vivant en famille une expérience concrète d’hospitalité. J’ai pu ainsi vérifier qu’il est possible de se décentrer de certaines crispations ou peurs stériles. Il n’en reste pas moins que l’accueil des migrants est devenu si complexe aujourd’hui qu’il me semble préférable de rejoindre une association et de ne pas agir seuls.

Nous vivons actuellement une période de rupture qui nous appelle à agir…

Un certain nombre de personnes se sentent dejà appelés à assumer de vraies ruptures en faisant une sorte de « grand saut » ; dans ce cas, la rupture n’est pas forcément subie, elle peut même être choisie et se faire au nom d’une quête de sens, de cohérence, au nom du retour à la nature, d’une recherche de sobriété heureuse. Tels sont les mots qui surgissent aujourd’hui, menant à de vrais choix de vie qui engagent. Je suis frappée de voir parmi les bénévoles ou salariés de JRS France, comment certains jeunes se détournent des voies toutes tracées, linéaires, de réussite professionnelle, mais aussi sociale ; ce qui implique de renoncer à une certaine aisance financière, voire à une véritable sécurité financière. Cette rupture n’est pas simple et elle est encore plus difficile si on embarque avec soi un conjoint et des enfants.

Que peut apporter le discernement ignatien à ces gens qui font le grand saut ?

Il permet d’abord de vivre ces ruptures avec une certaine paix et une certaine joie. Je ne parle ici que de ruptures désirées, étant consciente que celles qui sont subies sont bien plus redoutables à vivre. Les ruptures choisies peuvent nous aider à surmonter nos peurs qui, même lorsqu’elles sont légitimes, nous enferment. Il faut parfois du temps pour y parvenir mais l’action nous libère ; car, comme le rappelle Spinoza, la peur est une passion triste qui diminue notre puissance d’agir. Seule l’action nous permet de braver ces peurs en nous ouvrant à l’autre et à la joie que procure la présence d’autrui. Mais, là encore, il est préférable de ne pas discerner tout seul. Le dialogue et la prise en compte des réalités, surtout si on a des enfants, aident à vérifier la justesse de nos engagements.

Et les ruptures subies ?

Si on se borne à penser les ruptures choisies, même avec toutes leurs difficultés et leurs insécurités, on omet un grand pan de la réalité. La majorité des ruptures que nous vivons sont imposées et éprouvées comme des drames, voire des deuils. Les personnes déplacées par force vivent de telles ruptures et les cumulent toutes ou presque : ruptures géographique, familiale, linguistique, professionnelle… Il nous est difficile d’imaginer à quel point leurs vies sont « invivables », pour reprendre l’expression de la philosophe Judith Butler, à savoir tellement précaires qu’elle peuvent être considérées comme n’étant pas « dignes de soin, de protection ou de valeur », des vies qui ne sont même pas jugées dignes d’être pleurées, dont personne ne portera le deuil parce que leur mort sera le plus souvent ignorée. Or ces personnes ont beaucoup à nous apprendre. Elles peuvent réveiller en nous la force de vie, le courage, et jusqu’à la foi et l’espérance qui nous font parfois défaut.

La rencontre avec Arendt m’a fait comprendre que le moteur de toute action est la confiance et que nous avons tous le pouvoir, mais aussi la responsabilité, d’initier une action : pouvoir de parler et d’agir ensemble, pouvoir de promettre et de tenir nos promesses, de commencer du nouveau, d’accueillir un demandeur d’asile, au-delà de nos peurs et de nos fragilités.

Propos de Véronique Albanel recueillis par Solange de Coussemaker


Biographie :

  • 1980 : ENA, promotion Voltaire, entre dans la magistrature administrative
  • 1997 : entreprend des études de théologie et philosophie au Centre Sèvres
  • 2007 : s’engage à JRS France
  • 2017 : devient présidente de JRS France
  • 2018 : publie La fraternité bafouée : sortir de la peur du « grand remplacement », L’Atelier

[1] JRS France est une association qui accompagne les demandeurs d’asile et les réfugiés. Pour en savoir plus, nous rejoindre en tant que bénévole ou faire un don en ligne : www.jrsfrance.org