Le travail est l’expression de notre humanité semble nous dire Gustave Caillebotte au travers de sa toile autrefois critiquée pour son réalisme et le sujet auquel elle s’intéresse et qu’elle ennoblit ainsi : de simples menuisiers absorbés par leur tâche à accomplir, dans le contexte d’une classe ouvrière naissante. Que nous dit-elle de la valeur du travail ? Décryptage avec Bernard Bougon.

Le tableau Les raboteurs de parquet de Gustave Caillebotte, peint en 1875 et aujourd’hui conservé au Musée d’Orsay, est une de ses premières œuvres. Le sujet lui aurait été inspiré par la réfection du parquet de son domicile parisien. Refusé au Salon de 1875, il obtient à l’Exposition impressionniste de 1876 un succès discuté si l’on en croit la critique lapidaire d’Emile Zola : « Caillebotte a exposé Les raboteurs de parquet et Un jeune homme à sa fenêtre, d’un relief étonnant. Seulement c’est une peinture tout à fait antiartistique, une peinture claire comme le verre, bourgeoise, à force d’exactitude. La photographie de la réalité, lorsqu’elle n’est pas rehaussée par l’empreinte originale du talent artistique, est une chose pitoyable » (Lettre de Paris – juin 1876).

 

Les raboteurs de parquet, Gustave Caillebotte, 1875, huile sur toile, © RMN (Musée d’Orsay)

Prenons le temps de regarder quelques minutes la reproduction jointe :

  • Laissons d’abord l’œil errer sur la toile.
  • Essayons, ensuite, de repérer comment notre œil s’y déplace. Ce qui attire son attention ? Ce qu’il quitte et ce sur quoi il revient ?
  • Demandons-nous, enfin, quelles sont nos impressions ?

 

Le travail ouvrier pris en considération

Il me semble que :

  • L’œil est vite attiré par la fenêtre et les arabesques élégantes du balcon en fer forgé. De cette fenêtre surgit une lumière froide et intense. Elle se reflète sur le parquet en effaçant les marques du rabotage, en éclairant, au premier plan, ce qui reste à faire et les dos des ouvriers, les rendant luisants, suggérant leur transpiration.
  • L’œil s’attarde sur les dos nus des deux ouvriers à droite, sur ces bras étirés. Des coussinets se devinent sous leurs genoux. L’un tient une sorte de racloir, l’autre un rabot à poignée. Tout en travaillant, celui de droite paraît s’adresser à son compagnon, placé au centre exact de la toile, qui l’écoute ou lui répond brièvement. Le troisième s’avance pour saisir un ciseau à bois. Il paraît à l’écart, comme étranger aux deux autres. On voit aussi un marteau.
  • L’œil revient ensuite au balcon et à la fenêtre à l’ancienne, s’attarde sur les lambris bleu gris dont les panneaux sont rehaussés de vieil or, passe sur le coussinet collé contre la plinthe et les sacs et les vêtements entassés dans un coin. Il se fixe un moment sur la bouteille de vin rouge et le verre plein, qui trônent, en évidence, sur un marbre annonçant une cheminée. Ils évoquent la pause tout en disant l’ouvrier. Les copeaux en tas ou disséminés ici ou là témoignent de l’ardeur de leur travail.

 

Le primat de la lumière

La pièce est nue et les corps le sont à demi. Comme souvent chez Caillebotte, les visages ne vous regardent pas. Ils sont vus.

Les corps comme les vêtements sont de la couleur du parquet, des couleurs chaudes, des marrons et des ocres. Ces hommes sont à l’image de la matière qu’ils travaillent

Retenons d’abord de cette vue la qualité du travail du peintre nous communiquant l’impression profonde qu’il a éprouvée. Comme pour beaucoup d’œuvres de G. Caillebotte celle-ci a été construite avec une très grande rigueur : importance des lignes de fuite du parquet qui fixent la perspective. Les corps s’y inscrivent rigoureusement, y sont comme enfermés. La pièce est nue et les corps le sont à demi. Comme souvent chez Caillebotte, les visages ne vous regardent pas. Ils sont vus.

Il y a aussi cette lumière. Froide à l’extérieure, elle devient chaude en se reflétant sur le parquet. Les hommes ont chaud dans la pièce, mais la fenêtre est fermée. Peut-être fait-il froid dehors ?

Un ciseau à bois est placé en avant, sur le bord du tableau. Comme si quelqu’un venait de le déposer. Quelqu’un qui serait debout, comme le serait le patron de ces ouvriers ou le propriétaire de l’appartement venant voir où en est le travail. Les ouvriers sont à genoux devant lui. Cette perspective s’impose à qui regarde ce tableau. « De la peine des hommes, ils sont absents » dit un psaume (73,5). Une peine rendue perceptible par ces hommes à genoux, par ces bras étirés par l’effort, par ces têtes tournées vers le sol, se détournant à peine l’une vers l’autre pour se parler. Les corps comme les vêtements sont de la couleur du parquet, des couleurs chaudes, des marrons et des ocres. Plus claires pour la peau, plus sombres pour les vêtements. Ces hommes sont à l’image de la matière qu’ils travaillent.

 

Beauté des travailleurs à l’œuvre

Avec le peintre admirons, la beauté de travailleurs à l’œuvre.

Cette beauté, comme toute beauté, suppose la lumière. « Dieu n’est pas la lumière à voir, mais celle qui fait voir » disait St Augustin commentant le verset du psaume : « Qui regarde vers lui resplendira, sans ombre ni trouble au visage » (33, 6). Des commentateurs ont noté la musculature athlétique du torse de ces hommes. La beauté n’est pas le seul apanage de ceux qui ont le loisir de la cultiver. C’était la situation de Caillebotte qui a vécu largement des rentes héritées de son père. Elle est aussi celle de ceux qui gagnent leur pain à la sueur de leur front. Une beauté qui peut ne pas se remarquer ou s’oublier tellement l’homme risque d’être confondu avec l’objet qu’il travaille (ici le parquet). Une beauté indissolublement liée à la dignité des personnes humaines à l’œuvre.

 

Bernard Bougon s.j.
Psychosociologue, consultant, auteur de plusieurs livres, Bernard Bougon s.j. a été l’aumônier national du MCC pendant 6 ans. Il est aujourd’hui membre du Département d’Éthique publique du Centre Sèvres et aumônier d’équipes MCC