(dr) Charles Thénoz

Étienne Perrot aime à se présenter comme « polygraphe » posté aux frontières de l’économie, de la sociologie et de la politique. De fait, le jésuite enseigne depuis 2005 l’éthique des affaires à l’université de Fribourg, après avoir été professeur d’économie et d’éthique sociale à l’Institut catholique de Paris. Invité de l’Équipe nationale en janvier, il répond à nos questions sur le thème d’expression.

De quoi parle-t-on quand on associe travail et enchantement ?

Un travail ré-enchanté serait un travail qui soit riche de plaisir, de pouvoir et de sens.

Si le mot travail évoque d’emblée quelque chose de concret, à savoir une dépense personnelle d’énergie pour modifier l’environnement physique ou social, de manière à l’ajuster aux besoins du travailleur et de la société, l’idée de ré-enchantement est plus difficile à cerner. Or il est nécessaire de traduire ce mot en des termes opératoires. Je propose de traduire « enchantement » par les trois « appétits » ou mieux « désirs », plaisir, pouvoir, sens, sources des motivations humaines que les trois principales écoles psychanalytiques viennoises ont développés : le principe de plaisir (Freud),  la volonté de puissance (Adler[1]), le désir de savoir (Viktor Frankl[2]). Un travail ré-enchanté serait donc un travail qui soit riche de plaisir, de pouvoir et de sens.

Plaisir, pouvoir et sens se conjuguent dans le désir de reconnaissance, condition de l’estime de soi. Canguilhem[3] parle de « santé » (c’est le même mot que « salut ») : capacité de l’organisme à se modifier pour répondre aux « infidélités » du milieu, ce qui fait le lien entre le travail et son environnement écologique et sociétal.

Pourquoi  la question de ré-enchanter le travail se pose particulièrement aujourd’hui ?

À cause des effets contradictoires de la modernité ou « infidélités » du milieu. D’un côté la modernité a permis une formidable augmentation de la productivité du travail, dans une certaine mesure l’éloignement de la pauvreté de masse et la maîtrise des risques techniques et médicaux. D’un autre côté, la modernité a déplacé certains risques sans les supprimer et en a fait naître de nouveaux, notamment écologiques. Bref, la modernité n’a pas entièrement tenu ses promesses.

Le symbole en est le risque, contradictoire avec la maîtrise qui résume le programme de la modernité (« Rendre l’être humain maître et possesseur de la nature », cf. Descartes). La voie empruntée par la modernité pour atteindre cette maîtrise est le progrès des sciences et des techniques par la diversification des disciplines scientifiques et par la division du travail, progrès permis par le droit (la propriété privée et la société contractuelle). Chacun n’est responsable que ce de quoi il s’est contractuellement engagé, soit par contrat commercial, soit par contrat de subordination envers un collectif, entreprise ou collectivité publique. Autonomie hors-sol pourrait-on dire, à l’image de l’individu libre imaginé par le premier libéralisme, celui de J. Locke. D’où la prégnance de la « compliance », ou application des normes, rubriques, protocoles et procédures, qui remplace dans la société moderne l’antique conscience professionnelle. Il n’y a plus alors dans le travail ni plaisir, ni pouvoir, ni sens.

Figure de cette modernité, le responsable, voit son image suivre l’apparition des risques nouveaux. Le responsable est un réducteur d’incertitude. Il répond devant le co-contractant du résultat. Au XIX° siècle, époque du capitalisme industriel triomphant, « l’ingénieur » ; au XX° siècle le « manager » lorsque les risques économiques et commerciaux s’ajoutent aux risques techniques ; puis apparaît dans les années 1970 le « leader » lorsque les risques émergents sont les risques opérationnels liés aux « infidélités » des partenaires ; en attendant le responsable à figure de « coach » qui encourage et permet d’extérioriser le potentiel des collaborateurs. Coulée dans la modernité, la responsabilité n’est plus globale, « de tous », mais pointe vers la responsabilité emboîtée, à la manière des poupées russes.

Concrètement, comment ré-enchanter le travail ?

Par une posture de co-construction, dont l’aspect social est la subsidiarité et l’aspect individuel, l’autorité. La subsidiarité, dans ses deux dimensions : politique, sub-sedo : celui qui est assis dessous doit décider ; économique : subsides. L’autorité, elle, vise à rendre au partenaire la maîtrise de son travail. Ce qui suppose des objectifs précis, des moyens proportionnés et des risques partagés (fondement de la solidarité).

Bref la voie du ré-enchantement passe par une qualité et une posture. La qualité ? Avoir « les épaules larges », de la compétence et de l’encaisse. La posture ? « Regarder le diable en face », c’est-à-dire ne pas s’enfermer dans une logique unidimensionnelle, technique, économique, écologique ou sociale.

Étienne Perrot


Biographie :

  • 1944 : Naissance dans le Doubs
  • 1964 : Entre chez les jésuites
  • 1988 : Rejoint le CERAS et devient professeur à l’Institut catholique de Paris
  • 2014 : Publie Exercices spirituels pour managers aux éditions Desclée de Brouwer
  • 2018 : Oscille entre Lyon, Genève et Fribourg

Questionnaire de Proust :

  • Un autre livre de chevet que la Bible ? Zarathoustra de Nietzsche
  • Votre film préféré ? Bleu, de Krzysztof Kieslowski
  • Si vous pouviez changer une chose dans le monde ? La bêtise humaine
  • Une passion inavouable ? La danse contemporaine
  • Le lieu que vous préférez ? Celui où je suis
  • Le lieu que vous rêvez de découvrir ? Celui où tu es
  • La qualité que vous appréciez le plus chez les autres ? L’humour

[1] 1870-1937. Médecin et psychothérapeute autrichien, contemporain de Freud, fondateur de la psychologie individuelle selon laquelle chaque patient est unique.

[2] 1905-1997. Professeur autrichien de neurologie et psychiatrie, fondateur de la logothérapie.

[3] 1904-1993. Médecin et philosophe français. Pour lui, le vivant ne saurait être déduit des lois physico-chimiques ; il faut partir du vivant lui-même pour comprendre la vie.