Invité à la dernière session MCC de Penboc’h, Alain Thomasset sj a exposé aux JP son approche de la responsabilité, aujourd’hui concept central tant dans les domaines éthique, économique, social ou politique. Son analyse publiée dans notre dernier numéro de Responsables retrace la première partie de son intervention. Nous le mettons gracieusement à votre disposition. Vous pouvez aussi soutenir la revue du mouvement en vous abonnant ici.

Préciser le sens de ce concept porteur de bien des significations, c’est montrer son évolution dans le temps liée en partie aux transformations de nos modes de production et aux questions nouvelles posées par l’organisation sociale.

C’est également mettre en valeur son double visage qui présente à la fois une notion morale, touchant à la culpabilité personnelle, et une notion juridique et sociale, qui concerne l’organisation collective et l’indemnisation des victimes. Le va-et-vient entre ces deux images au cours des deux derniers siècles, prédominance ou fusion, illustre la complexité de proposer une définition du concept responsable actualisée et simple. Concrètement, si l’on choisit l’exemple de la pratique professionnelle dans une entreprise, la notion de responsabilité y reste souvent confuse. Elle renvoie à la responsabilité personnelle directe liée à sa place dans l’organisation du travail et sa part de pouvoir. Je suis responsable parce que j’ai une autorité sur une équipe et je suis aussi responsable de mes possibles malversations ou fautes. Mais d’un autre côté, le terme de responsabilité évoque immédiatement les aspects juridiques liés à l’exécution d’un contrat par l’entreprise ou la prise en considération des dommages causés à autrui. C’est une responsabilité plus collective et indirecte. Dans ce cas, qui est responsable ? De quoi ? Et de qui ?

La dimension morale de la responsabilité est la plus ancienne, la plus profonde. Si l’usage courant du mot « responsabilité » apparaît à la fin du XVIIIe siècle, l’idée qui lui est sous-jacente rejoint l’ancestrale réflexion morale sur la relation entre la personne humaine et ses actes. La personne est responsable parce qu’elle peut répondre de son acte. Son action lui est attribuée. Si l’imputabilité comporte une dimension de jugement négatif, elle est aussi l’envers de la capacité éminente d’initiative des personnes dans le monde. Elle est le sceau positif de leur liberté et de leur dignité. Attribuer à quelqu’un la « paternité » d’une action, c’est dire qu’il en est l’origine, et que cette action n’est pas le seul fruit du hasard ou des déterminismes naturels. On retrouve encore aujourd’hui la trace de cette racine morale lorsqu’en droit on détermine si quelqu’un est coupable ou non d’un délit ou d’un crime et que la société exige à son égard une sanction ou encore une réparation. En termes juridiques, la distinction est parfois délicate à faire, mais de manière générale, en droit pénal aussi bien qu’en morale, est considéré comme responsable d’un acte illicite, l’individu qui a accompli l’acte intentionnellement et en connaissance de sa nature (l’homicide volontaire, le recel de biens qu’on sait volés …). Nous sommes alors responsables au sens où nous assumons les conséquences pénales d’actions délictueuses, alors qu’en droit civil, nous sommes responsables parce que nous sommes prêts à réparer les dommages causés par nos actions.

Il est remarquable que cette notion de responsabilité survienne dans l’après-coup de l’action : elle est à la fois individuelle et tournée essentiellement vers le passé. Et si quelques conséquences prévisibles sont assumées, elles ont déjà eu lieu lorsqu’il s’agit de porter un jugement sur l’action.

Vers la fin du XIXe siècle, ce paradigme de la responsabilité individuelle est fortement remis en cause. Apparaît une conception nouvelle de « responsabilité sans faute ». La complexification croissante de l’action humaine, notamment dans l’industrie où l’intervention de chacun est fortement conditionnée par celle des autres, a rendu de plus en plus hasardeuse, voire impossible, la recherche du coupable d’un accident. Une solidarité existe dans l’action humaine. Du coup, la notion de responsabilité change, elle devient également sociale. L’insistance n’y est plus mise sur la faute, à l’origine de l’accident, ni sur l’auteur présumé du dommage et l’établissement de sa culpabilité, mais sur la victime et sur les indemnisations qu’elle est en droit de réclamer en vertu de l’obligation de réparation. On n’assume moins une faute qu’un risque collectif. Ce paradigme de la solidarité voit le développement de l’État providence et des assurances sociales (accident, maladie, famille, etc.). Il s’accompagne d’une insistance sur la « prévention » qui remplace désormais la prévoyance individuelle. La maîtrise technique permettra, croit-on alors, de réduire l’occurrence des risques, qui deviennent prévisibles et donc mesurables. La prévention devient ainsi l’utopie d’une réduction du risque. Elle est fondée sur l’idée que l’action est appuyée sur un savoir et sur un contrôle toujours possible du pouvoir par le savoir scientifique.

« Le sens traditionnel de la responsabilité morale était tourné vers la recherche des causes passées et ne concernait que des relations courtes individuelles (il s’agissait d’imputer un acte à une personne donnée). Aujourd’hui, sa conception est davantage tournée vers l’avenir, les relations longues de la vie sociale, prenant pour objet tous ceux qui sont vulnérables aux effets de l’action collective. D’une responsabilité passive, on est passé à une responsabilité active. Nous restons certes responsables de nos actes au sens classique, mais nous sommes de plus en plus responsables des autres, de ceux dont nous avons la charge directe, mais aussi de ceux qui sont fragiles et qui subissent l’action : les enfants, les exclus, les générations futures non encore nées, etc. La responsabilité, autrefois limitée, est devenue illimitée » (Alain Thomasset, Revue Projet 2006/4, n° 293).

Au XXe siècle, s’opère une transformation radicale qui est d’abord causée par l’insistance sur la précaution et sur une nouvelle problématique de la sécurité ou de la sûreté. L’un des effets de la socialisation des risques induit la « déresponsabilisation » des individus socialisés, accompagnée d’un report de la responsabilité sur les « responsables ». La même société qui cherche à rendre les risques solidaires se lance soudain dans une recherche vindicative du responsable, elle se met à « reculpabiliser » les auteurs identifiés des dommages, en particulier les dirigeants. Ce retour de la faute, voire de l’expiation, est en partie l’empreinte du rejet irrationnel des peurs collectives sur quelque bouc émissaire. Sans doute est-il le reflet d’une recherche excessive de sécurité.

Mais une autre évolution plus récente a vu se développer un nouveau sens éthique de la responsabilité dû aux mutations importantes concernant la nature, l’échelle et la signification de l’agir humain qui est doté à la fois de pouvoirs considérables et d’une portée immense de ses actes dans le temps et dans l’espace. De nombreux domaines sont ainsi touchés de manière inédite par l’extension des applications des sciences et des techniques (écologie, sciences de la vie, économie, politique…).

Nous nous sentons responsables de la maison commune et des générations futures. Nous nous interrogeons sur les conséquences imprévisibles des nouveaux pouvoirs de la biotechnologie médicale, nous nous découvrons responsables vis-à-vis des personnes qui pourraient être victimes de ces situations, nous retrouvons l’importance de la responsabilité de nos paroles à travers les fakes news ou la fiabilité de l’information. Le principe de précaution s’inscrit dans cette perspective marquée par la découverte d’une nouvelle vulnérabilité et d’une nouvelle incertitude. Hans Jonas exprime précisément cette nouvelle perception de la responsabilité envers l’avenir : « Un impératif adapté au nouveau type de l’agir humain et qui s’adresse au nouveau type de sujet de l’agir s’énoncerait à peu près ainsi : “Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre” ; ou pour l’exprimer négativement : “Agis de façon que les effets de ton action ne soient pas destructeurs pour la possibilité future d’une telle vie”. »

Alain Thomasset sj

Centres Sèvres, Faculté jésuites de Paris