« Tuer l’ange du foyer », voilà le conseil de Virginia Woolf aux femmes qui veulent s’accomplir. Autrement dit, renoncer aux valeurs d’intériorité traditionnellement féminines pour réussir dans un monde extérieur gouverné par les hommes.
Les multiples crises économiques, écologiques, sociales et politiques auxquelles nous faisons face aujourd’hui semblent pourtant signifier l’impasse d’un système construit sur les valeurs masculines. Et si les qualités que l’on avait l’habitude de penser comme féminines, le soin, la douceur et l’attention aux plus vulnérables, étaient justement une ressource pour reconstruire un monde vi(v)able pour tous, en particulier pour notre « maison commune » ? Et si le féminin était l’avenir de l’humain ? Et si l’enjeu actuel n’était pas tant de tuer l’ange du foyer que de donner la possibilité à tous, femmes comme hommes, d’incarner les idéaux qu’il porte ?
Après tout, les anges n’ont pas de sexe, et encore moins de genre !
/!\ Il ne s’agit pas de débattre la question de savoir si les valeurs socialement associées au genre féminin aujourd’hui sont inhérentes à une nature féminine ou sont acquises par l’éducation et la socialisation des femmes. Les intervenants et le public seront plutôt invités à s’interroger sur ce que le féminin – et non seulement les femmes en tant que telles – peut apporter à un monde en crise, sur les plans économiques comme spirituels.
Comprendre « It’s [still] a men’s world »
« Les sociétés modernes sont parfois appelées “hypermasculines”, parce que les traits dits “masculins”, comme le rationalisme, y sont davantage valorisés, en pratique, que les traits dits dits “féminins” comme l’empathie[1]. »
Dans les pays occidentaux, malgré des années de lutte et une volonté politique forte dont témoignent de nombreuses lois, on ne peut que constater qu’à l’heure actuelle, la parité entre femmes et hommes reste difficile à atteindre dans les domaines politiques, économiques et sociaux. Les femmes gagnent toujours, en France, en moyenne 20 % de moins que les hommes à diplôme et poste équivalents. Ce sont elles qui occupent en grande majorité les emplois précaires et les temps partiels subis. Les grossesses sont toujours considérées comme des freins à une carrière, de même que les congés parentaux (pris en majorité par les femmes dans les couples hétérosexuels). Les projets d’entreprise présentés pour financement par des femmes sont deux fois plus souvent refusés que ceux présentés par des hommes, alors même que leurs entreprises sont en moyenne 8 % plus rentables que celles dirigées par des hommes. En 2020, elles ne sont toujours que 39 % de députés à l’Assemblée nationale et 31 % de sénatrices.
Au niveau mondial, les femmes sont toujours les premières victimes des crises économiques, écologiques et sociales : « ce sont les femmes qui sont au front, non pas parce qu’elles entretiendraient un rapport privilégié avec la nature, mais parce qu’elles sont les plus touchées, en tant que paysannes [dans les pays du Tiers-Monde], ou, [dans les pays développés], en tant que mères, les enfants et les femmes enceintes étant les plus vulnérables aux pollutions industrielles[2]. »
Les sphères de pouvoir économique et politique restent largement masculines parce qu’elles ont été pensées par et pour des hommes. Pour y réussir les femmes sont sommées d’abandonner ce qui est perçu comme spécifiquement féminin, comme le soin du foyer, ou encore le temps consacré à la famille, aux relations amicales et amoureuses pour se consacrer entièrement à leur carrière.
Pourtant les valeurs dites masculines sur lesquelles est construit notre modèle économique, la compétitivité, la force, le pouvoir sur soi, sur les autres et sur le monde, ne sont-elles pas justement à l’origine de la crise actuelle ? La recherche du profit à court terme, la domination et l’asservissement de la nature, la réussite même et surtout aux dépens des plus faibles économiquement et socialement
Espérer pour demain : le féminin pour tous
Des militants et des théoriciens de tous horizons, hommes et femmes, écologistes et catholiques, le disent aujourd’hui : la revalorisation des sphères d’action et des valeurs traditionnellement dévolues aux femmes, l’adoption par tous, y compris les hommes, de comportements dits féminins est sans doute l’un des éléments de solution de la crise multiforme que nous traversons. Prendre soin du monde et du vivant, (s’)accorder du temps pour promouvoir des projets sur le moyen ou le long terme, être à l’écoute de sa vie intérieure et de ses émotions, autant d’éléments d’une écologie en résonance avec le féminin qui peut s’appliquer dans tous les domaines, à une échelle individuelle et collective.
Agir dès aujourd’hui : entreprise, écologie et spiritualité aux féminins
Les domaines d’action ne manquent pas pour « mettre le monde au féminin » et de plus en plus de gens d’horizon très différents s’y attèlent : faire place au féminin dans la lecture des textes bibliques et promouvoir la place des femmes dans les institutions religieuses, promouvoir des formes d’engagement différentes en politique ou dans l’écologie…
Dans la vie économique et l’organisation des entreprises, il s’agit par exemple de repenser l’organisation du temps de travail pour prendre en compte les rythmes féminins et les logiques relationnelles et familiales. A minima, ne plus pénaliser les femmes à l’embauche et au promotion pour leurs grossesses éventuelles et leur investissement dans l’éducation des enfants, encourager les pères à prendre leur congé paternité et aménager des espaces pour que les femmes choisissant d’allaiter puissent tirer leur lait. On peut aussi penser la temporalité d’une vie professionnelle avec la place accordée à la parentalité, sans que ce soit un handicap pour la carrière avec la possibilité de lever le pied entre 30/45 ans et de s’investir de façon plus important ensuite comme senior ? A l’échelle de la journée de travail, permettre un aménagement des temps de présence pour s’occuper de parents, d’amis ou d’enfants ? Eduquer tous les professionnels, mais les managers en particulier, aux particularités des rythmes cycliques des femmes et permettre à ces dernières d’en faire une force dans leur vie professionnelle.
Mais la promotion du féminin et des valeurs « féminines » ne se limite pas aux politiques familiales. Elle implique un changement profond des mentalités, en entreprise comme ailleurs. Plutôt que d’encourager compétition et surenchère, les managers et les dirigeants d’entreprise peuvent décider de valoriser une éthique du « prendre soin » de soi et de l’autre et de l’attention mutuelle et de la collaboration entre les membres d’une équipe et les salariés d’une entreprise. Ces petits pas sont autant d’étapes pour un changement plus global du paradigme « masculin » sur lequel fonctionne le monde actuel.
[1] Charlene Spretnak, The Resurgence of the Real.
[2] Émilie Hache, Reclaim, recueil de textes écoféministes, introduction, pp. 45-46.