Alors que son témoignage humble, authentique, assis sur une foi forte, paraît aux éditions Fidélité[1] Stéphane Roux, 46 ans aujourd’hui, énarque, revient, pour Responsables, sur les enseignements d’une année de rupture qu’il a choisi de vivre en famille dans une communauté chrétienne. À la Viale, hameau de Lozère devenu lieu de ressourcement et de reconstruction spirituelle, il expérimente un lieu ouvert à tous, en particulier à ceux qui sont en quête de sens ou aux « cassés » de la vie, créé en 1968 à l’instigation d’un jésuite belge, le père van Stappen.

Le temps d’une année sabbatique, vous menez en famille une existence communautaire, rurale et sobre en Lozère. Pourquoi partir ?

Du fait d’une vie professionnelle très prenante, j’avais le souhait de passer un temps en famille intense avant que nos trois enfants ne quittent la maison, sans attendre la retraite, et de faire l’expérience d’une vie communautaire fraternelle et bienveillante. Marqué par la mort de deux de mes frères et par le caractère fragile de l’existence, j’ai la conviction qu’il faut vivre chaque instant et choisir ce qu’on vit autant qu’il est possible. Habitués à venir en retraite à la Viale, nous nous y sentions bien et avons fait ce choix en famille de façon naturelle, dans une forme d’abandon et en confiance. J’ai dû démissionner d’un travail que j’aimais beaucoup. Fonctionnaire, je gardais la possibilité de retourner dans la fonction publique, même si le retour a été plus compliqué qu’imaginé.

Qu’est-ce qui vous attire à La Viale ?

Le lieu est beau, fréquenté par peu de monde. La simplicité est évidente dans cette communauté très différente de ce que je connais dans la vie courante. Les conditions de vie sont assez rudimentaires, comparables à celles des paysans des années 50 avec peu d’engins mécanisés. Par exemple, la corvée de bois pour les besoins du village est réalisée à la hache et à la scie. Avec ma femme, nous avons pris l’habitude d’aller quotidiennement faire les glaneurs et de ramasser le petit bois mort abondant dans la châtaigneraie, pour allumer les feux. Cette activité simple ramène au sens des réalités et à l’humilité.

Comment se déroulent les journées ?

Elle commence à 7h30 par la prière des laudes où toute la communauté se retrouve, suivie d’un petit-déjeuner ensemble. Puis les tâches du jour sont réparties sur le mode du volontariat. Par principe, personne n’est spécialisé. Deux personnes préparent les repas, deux font du bois, deux réalisent les réparations nécessaires, etc. Avec ma femme, nous avons alterné un jour sur deux pour nous occuper de la scolarité de nos enfants, ce qui nous permettait de participer aux travaux communautaires. En fin d’après-midi, la messe est célébrée. C’est extraordinaire ce que peuvent apporter, chaque jour, la lecture de l’évangile et la communion. C’était nouveau pour moi et important pour se réajuster en permanence dans la vie communautaire. J’ai aussi beaucoup appris au travers des homélies quotidiennes. Elles m’ont donné l’envie de prendre le temps d’approfondir avec la lecture d’auteurs spirituels.

Vous expérimentez le travail nécessaire pour vivre…

Quand on ramasse le bois, on en prend la mesure. La relation de chacun à son travail est devenue très virtuelle et parcellisée, nous en avons perdu la compréhension d’ensemble. À la Viale, la redécouverte de tâches manuelles et simples est gratifiante. J’ai un peu mieux compris le sens de ce que vivent les moines, souvent de grands intellectuels mais qui s’astreignent à une part de travail manuel. Il n’est pas juste de se retrancher dans des activités purement intellectuelles en se reposant sur les autres pour se coltiner le contact avec la matière. Depuis, j’essaye d’en garder quelque chose et j’aimerais bien trouver une façon non artificielle et non paternaliste de mettre ce principe en application avec mes équipes.

Comment votre famille a-t-elle vécu le dénuement matériel ?

Malgré l’absence de portable, de tablette, d’ordinateur, de télévision, on s’est rendu compte qu’on ne manquait de rien ! Certes, au début, le contraste avec notre appartement de fonction pouvait paraître assez énorme. Tous les petits plaisirs de la vie, que l’on ne rejette pas par principe bien sûr, deviennent totalement inutiles. Ne plus consommer libère du temps et l’esprit pour se concentrer sur la qualité des rencontres. Pour vivre d’une manière plus libre. Mon fils aîné, âgé de 14 ans, a beaucoup aimé le cheminement spirituel, la relation à l’autre, le service. Il a apprécié rencontrer des jeunes un peu plus âgés et découvrir les métiers de la forêt et du potager. Le plus jeune aussi, devenu la mascotte, a facilement adopté la vie à l’ancienne. Ma fille aurait aimé avoir plus de contact avec ses amies ou utiliser les écrans mais j’ai observé qu’elle était plus libre que d’habitude, capable de rencontres surprenantes comme en témoigne sa complicité nouée avec un vieux sans-abri.

Justement, vous vous attardez volontiers sur la rencontre avec les membres de la communauté chrétienne de la Viale, aux origines très diverses. Qu’apprend-t-on à leur contact et à leur service ?

Je dois préciser que la Viale est un lieu étonnant pour un esprit français cartésien qui aime bien les cases ! La vocation de la communauté est très variée : il y a des gens qui vont très bien, des familles qui viennent pour les vacances. Il y a aussi des pauvres, des sans-abris, d’anciens prisonniers, des drogués. J’ai beaucoup aimé le contact avec les sans-abris qui ont une expérience de vie à des années lumières de la mienne et pourtant nous avons une humanité partagée, bien des choses en commun. Souvent, ils ont exercé beaucoup de métiers différents. Certains ont forgé un sens de l’humour assez amusant. Il faut du temps pour s’apprivoiser. J’ai la chance de venir d’un milieu très privilégié et d’avoir une vie très agréable. Vivre avec eux, travailler manuellement ensemble, partager les repas, mais aussi les entendre s’exprimer dans la prière lors des offices, rapprochent !

Avez-vous eu le sentiment d’avoir mis en pratique, à votre échelle, Laudato si’ et Fratelli tutti, conjugué sobriété écologique et fraternité ?

On a essayé de vivre en vérité. Je n’étais pas spécialement écologiste avant et j’avais plutôt une approche macro-économique de l’écologie, en termes d’efficacité économique. À la Viale, j’ai fait un chemin assez important sur ces sujets-là. Au contact de beaucoup de jeunes angoissés sur les sujets écologiques, de façon parfois excessive, sans espérance, j’ai pris conscience que les réponses apportées par les pouvoirs publics sont à la fois trop modérées et trop lentes et finalement, que la société a un temps d’avance sur les élites sur ces sujets. De l’épisode des Bonnets rouges à celui des Gilets jaunes, je mesure toutefois combien il est difficile de prendre des décisions qui soient acceptées par toute la population. Avoir une approche rationnelle technocratique, ce qui est ma façon de faire, a ses limites. La clef consiste sans doute au premier chef à se convertir soi-même, par un changement des comportements individuels. L’exemplarité et le respect étant au cœur des aspirations de notre société, il y a là sans doute un levier à partir duquel forger de l’adhésion et enclencher des dynamiques positives.

Entre votre rythme professionnel avant d’arriver à la Viale et celui des gens qui ont été à la rue, avez-vous eu le sentiment d’intégrer une l’école de patience ?

J’ai beaucoup appris là-dessus. Je suis pétri d’une société et d’une éducation de l’efficacité. Or la Viale est un lieu qui n’a aucun souci d’efficacité mais bien un souci d’inclusion, en offrant aux personnes de se reconstruire par la liberté. Le choix libre de chaque personne. Et pas celui d’une structure avec des règles. C’est une école de patience importante d’accepter cela, comme de participer à des travaux parfois inutiles et inefficaces…

Parvenez-vous aujourd’hui à échapper au rythme frénétique moderne ?

Sur la relation à Dieu et sur la place de la prière, ce temps long de retraite m’a marqué, m’aide dans le quotidien aujourd’hui et apporte ses fruits sur le long terme. Conserver un rythme lent est cependant très difficile ; on ne veut pas vivre de manière très différente du reste de la société et c’est aussi bien de participer au tourbillon. Aujourd’hui muté à Paris, ma femme m’alerte pour ne pas retomber dans le travers parisien de la suractivité permanente. Dans le rapport à la consommation, nous conservons une certaine distance. Dans ma vie professionnelle, malgré un rythme assez infernal mais grâce à l’expérience de relation à l’autre acquise à la Viale, je tâche de prendre le temps de respiration nécessaire et utile pour accueillir l’autre, un collaborateur qui frappe à mon bureau et, encore une fois, d’être moins tourné vers l’efficacité et plus tourné vers l’autre.

Depuis cette année de « renaissance », comme vous la qualifiez, vous avez aujourd’hui repris votre trajectoire professionnelle. Avez-vous été tenté par la possibilité de « bifurquer » ?

Le choix libre que j’ai posé, véritable pas de côté, a été fondateur et m’a fait grandir en maturité. J’ai découvert que des sans-abris peuvent être bien plus libres que des bourgeois, des cadres supérieurs comme moi. Je veux témoigner du fait que l’on peut exercer sa liberté, éviter les conditionnements, alors qu’on vit trop souvent sur des schémas de réussite sociale, professionnelle ou familiale. Quant à tout remettre en cause, ce n’était pas l’intention de mon année sabbatique. Malgré le regard critique que je peux porter, j’aime mon travail. Ma femme aurait sans doute aimé qu’on garde une vie simple plus longuement, ce sera un équilibre à trouver dans les années à venir.

Qu’a changé cette expérience dans l’exercice de vos responsabilités de dirigeant d’une grande administration ?

Le rapport à l’autre, l’écoute. Être un peu plus social, écolo. Un peu plus humain et sans doute plus exigeant envers moi-même et envers mes chefs sur l’exercice de la responsabilité, le rapport à la vérité. En matière de management, la recherche d’efficacité est extrêmement forte dans notre société et se traduit, au quotidien, par des indicateurs et des objectifs chiffrés souvent réducteurs. Il faut garder allumée une petite lumière dans la tête qui nous dit que le qualitatif, c’est l’humain.

Recueilli par Odile Bordon, Bertrand Hériard, Marie-Hélène Massuelle

 

Façon Proust

Un autre livre de chevet que la Bible ? Métamorphose du bourgeois de Jacques Ellul (1967).

Votre film préféré ? Le feu follet de Louis Malle (1963).

Si vous pouviez changer une chose dans le monde ? Freiner la folie consumériste de notre civilisation du jetable et du besoin de consommer.

Une passion inavouable ? Réparer les murs de pierre sèche des terrasses de châtaigniers.

Le lieu que vous préférez ? Le massif des Bauges près d’Annecy.

Le lieu que vous rêvez de découvrir ? Le Sahara algérien.

La qualité que vous appréciez le plus chez les autres ? Le courage.

[1] Un pas de côté – Les quatre saisons d’un énarque aux côtés des plus démunis, Stéphane Roux, Éditions jésuites, 2022, 229 p., 15 €

Veillée dans l’ancienne grange © Stéphane Roux

Une chambre spartiate © Stéphane Roux

Le pain quotidien © Stéphane Roux

La vue depuis La Viale © Stéphane Roux

 

La vie grandeur nature © Stéphane Roux

Cueillette © Stéphane Roux

 

 

 

 

Corvée du bois © Stéphane Roux