Le père jésuite Andriy Zelinskyy est actuellement engagé comme aumônier militaire dans le Donbass où il a déjà accompagné les soldats ukrainiens à la suite de l’annexion de la Crimée en 2014. Coordinateur des aumôniers militaires de l’Église gréco-catholique ukrainienne, il tente de préserver les valeurs chrétiennes alors que la mort, les destructions et les violences de la guerre font rage dans son pays. Quelle est la mission d’un aumônier militaire sur le front ? Comment sauvegarder l’humanité et l’espérance chez les soldats ? Nous reproduisons ci-après le témoignage qu’il a livré au journal catholique allemand Die Tagespost, avec l’aimable autorisation et de l’intéressé1 grâce à l’entremise du père Claude Philippe sj. Nous avons assuré le père Zelinskyy de nos prières.

« Au milieu de la guerre, entre la destruction, la haine, la cruauté et la mort, le père Andriy Zelinskyy s’est engagé en tant qu’aumônier militaire pour l’amour, la beauté et la réconciliation. Si le cœur reste ouvert au bien, le mal ne peut pas prendre le dessus, dit le père Zelinkskyy. Il aide les soldats à garder la foi dans les moments difficiles et à voir ainsi un sens à leur vie malgré tout. L’important pour lui est d’être témoin de la vérité qui s’est révélée en Christ et de maintenir les liens de cœur à cœur avec les gens, même – ou surtout – en temps de guerre.

Père Zelinskyy, comment le rôle des aumôniers militaires a-t-il évolué depuis le début de la guerre ?

Pour nous, la guerre a commencé dès 2014. J’étais alors le premier aumônier militaire officiellement agréé, j’ai passé trois ans sur le front dans le Donbass et j’y ai rendu visite aux soldats sur les différentes positions. C’est différent maintenant, car les lignes de front sont très dynamiques. Les aumôniers militaires ne peuvent donc rien faire directement sur les points chauds, car ceux-ci sont trop instables. Ils peuvent toutefois rester à proximité. Aider les soldats à conserver leur humanité, c’est notre mission en tant qu’aumôniers militaires. Être un être humain, c’est devenir nous-mêmes. Nous devenons nous-mêmes lorsque nous utilisons notre liberté, lorsque nous prenons des décisions. C’est ce qui fait de nous ce que nous sommes. L’aumônier doit aider les gens à devenir meilleurs. C’est très important pour nous : que nos soldats reviennent des champs de bataille en tant qu’hommes et femmes meilleurs et non en tant qu’êtres humains brisés.

Comment pouvez-vous soutenir les soldats dans cette démarche ?

Il y a quatre caractéristiques importantes de l’humanité, surtout dans le contexte de la violence : choisir le bien, rechercher la vérité, lutter pour la justice et contempler la beauté.

La beauté ? Sur le front ?

Cela signifie que même dans le brouillard de la cruauté, il faut garder le cœur ouvert à la beauté et à la bonté. Sinon, le presque mal devient invincible et se propage partout. C’est pourquoi il est si crucial de ne pas perdre son humanité, car c’est grâce à elle que nous sommes prêts à pardonner. Un défenseur est un guerrier avec de l’amour dans le cœur. Il est difficile de ne pas haïr quand on voit tous les jours des femmes violées et des enfants tués. Mais j’essaie toujours de dire à nos soldats : si l’un d’entre nous part en guerre par haine, il a déjà perdu la bataille. La victoire concerne l’avenir que nous voulons construire, la communauté dans laquelle nous voulons vivre en tant qu’hommes libres. Celui qui est empoisonné par la haine ne peut pas construire, il ne peut que détruire.

Que signifie la foi pour vos soldats ?

Ils traversent des moments difficiles où l’on ne trouve plus d’espoir nulle part ailleurs que dans la foi. La foi est une source de sens. Une personne qui trouve du sens parvient à traverser de très nombreuses difficultés. La foi donne un sens à la réalité et l’explique. Quand on la regarde avec les yeux de la foi, tout se met en place. On comprend ce que l’on fait ici, pourquoi on se trouve là. Les personnes sans foi perdent facilement tout repère dans cette situation de guerre. Ils n’ont plus rien sur quoi s’appuyer, plus d’idées ni d’idéaux.

Quel message apportez-vous à Lourdes ?

Tout d’abord, nous venons ici pour prier pour nos soldats. Mais pour nous, les soldats ne sont pas un concept abstrait, ce sont des personnes que nous connaissons. Ici, ce n’est pas une armée professionnelle qui se bat contre une autre armée professionnelle, mais tous ceux qui peuvent se battre se battent. C’est quelque chose que l’Europe a oublié depuis 80 ans, car cela fait longtemps qu’elle n’a pas connu un tel niveau de violence.

C’est pourquoi nous sommes ici aussi : pour tenter d’expliquer les enjeux de cette guerre et ce que l’Ukraine est en train de vivre ! Le plus cruel dans cette guerre est son absurdité. Poutine a tout simplement décidé que l’Ukraine n’existait pas et tente désormais d’imposer sa construction de la réalité au monde. Il construit un monde parallèle et beaucoup de gens le croient, y compris en Europe. Pour nous, cela n’a donc aucun sens que tant de gens en Europe parlent de réconciliation. L’Ukraine ne veut rien de la Russie, elle veut simplement vivre en paix et en liberté, rien d’autre.

Les institutions internationales ont échoué à partir du moment où les prix du pétrole et du gaz sont devenus plus importants qu’une vie humaine. Aujourd’hui, au 21e siècle, une vie humaine a moins de valeur que le pétrole et le gaz ! Et c’est précisément ce qui est en jeu dans cette guerre : la vie humaine en tant que telle ! Et c’est pourquoi cette guerre concerne le monde entier. Il est malheureusement trop facile d’éteindre la télévision et de se consoler en se disant que cela se passe loin d’ici. Nous avons fait naître des sociétés qui n’ont aucun respect pour la vie humaine. Aujourd’hui, nous payons notre négligence.

Que peut faire l’Église ?

Seul un homme moralement responsable, c’est-à-dire un homme libre, peut construire une société pacifique. Le rôle de l’Église est de donner les bases morales. Elle aide à racheter l’homme qui a déjà été racheté par Dieu, qui s’est fait homme. Le rôle de l’Église est et reste le même : elle doit témoigner de la vérité ! La vérité qui nous a été révélée une fois pour toutes en la personne de Jésus-Christ. Elle ne doit pas faire de politique au détriment de la vérité. Prier pour la paix ne suffit pas. Il faut s’engager activement pour la paix. Cela signifie ouvrir la bouche et rappeler aux hommes leur liberté et donc leur responsabilité morale.

Qu’est-ce que la guerre vous a fait personnellement ?

Je suis aumônier militaire depuis 2006. Au fil des années, j’ai fait la connaissance de nombreux soldats. J’ai gardé contact avec beaucoup d’entre eux et leurs familles, je les ai mariés, j’ai baptisé leurs enfants. Je fais partie de leurs histoires de vie. Pendant la guerre, nous nous sommes retrouvés. J’ai dû enterrer tant d’entre eux. Et leurs amis aussi. Et ils sont de plus en plus nombreux. La vie commence à ressembler à une ombre. Car elle se compose en grande partie de leur présence. Quand quelqu’un s’en va, il s’enlève lui-même de ton cœur et celui-ci se vide un peu plus à chaque fois. Mais je ne veux pas de pitié, car ces liens humains sont le plus grand trésor de ma vie. »

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1Publié à Wurtzbourg en Bavière, le Tagespost est un journal paraissant trois fois dans la semaine (mardi, jeudi, samedi). L’édition du samedi paraît avec de légères modifications comme hebdomadaire sous le nom d’Allgemeine Zeitung.