Est-ce illusoire de (ré)concilier finance et bien commun ? Laurence Debroux, directrice financière d’un grand groupe du marché de la bière, réagit au document du Vatican publié en 2018 et intitulé Questions économiques et financières[1]. Il confronte la finance mondiale aux principes éthiques fondamentaux.
Vous êtes praticienne de la finance en entreprise. Comment avez-vous reçu ce texte ?
La principale richesse de ce texte est d’appeler au discernement et au dialogue autour de références fondamentales. Je l’ai lu plusieurs fois et reconnais avoir un peu achoppé sur une vision parfois manichéenne des multinationales. Évoluant dans de grandes entreprises à des postes financiers depuis 25 ans, je sais d’expérience qu’il existe des exemples vertueux de pratiques responsables. Chaque fois cependant que l’un de nous entre en contradiction, dans son activité professionnelle, avec ses convictions, il est important d’agir avec ses marges de manoeuvres, ses moyens et ses limites. Pour cela il faut discerner, comme nous le faisons en équipe MCC. C’est pourquoi la parole de l’Église, qui m’interpelle et m’épaule dans ma démarche de croyant et de dirigeant, me semble parfaitement légitime dans ce domaine. Elle est précieuse pour ma réflexion et ma pratique.
Quelles propositions concrètes retenez-vous ?
Le texte a le mérite de formuler de nombreuses propositions concrètes, parfois techniques. Je ne suis pas une spécialiste de la finance bancaire ou de marché mais je retiens notamment la réflexion sur la séparation des activités bancaires ou la nécessité de réguler les transactions financières. Dans ce dernier domaine, la situation s’est encore compliquée après la crise financière, et je doute de l’efficacité réelle de l’empilement des réglementations aujourd’hui, la forme et la quantité ne garantissant pas le fond. Je note également la formation à l’éthique, dans les écoles puis dans les parcours professionnels, comme indispensable. Il ne s’agit pas seulement d’énoncer de grands principes sur lesquels tout le monde s’accordera mais de montrer que diriger c’est faire face à des dilemmes et créer, pour ses collaborateurs, des outils, lieux et moments de dialogue et discernement. Si les choses étaient simples cela se saurait ! Autant ne pas rester seul avec ses doutes et ses questions.
Selon vous, comment la finance peut-elle contribuer au bien commun ?
L’entreprise n’a pas vocation à gérer le bien commun mais elle doit prendre sa part de responsabilité. Des outils existent pour encourager un investissement responsable et porteur d’avenir pour l’entreprise et la société. Nous avons besoin de coopération entre les acteurs politiques, économiques et sociaux. Ensemble, il faut rechercher et privilégier la patience, le temps long. La « juste valeur » et le principe de l’actualisation des flux financiers, par exemple, sont des concepts utiles et même nécessaires mais, élevés au rang de dogmes, sans contre-pouvoirs solides dans la prise de décision, ils ont des effets pervers : ils privilégient mathématiquement le court terme et pénalisent le saut vers l’inconnu. Or Il faut une bonne dose de vision pour bâtir un avenir responsable pour nos entreprises. Et la patience de voir les décisions porter leurs fruits.
Comment cultivez-vous le temps long ?
Dans mon parcours professionnel, je me suis toujours sentie à ma place dans les entreprises où le temps long « va de soi », est considéré comme une valeur commune, un pré-requis. Dans mon cas, il s’est agi d’entreprises cotées en bourse, donc soumises à des obligations de publication et de transparence fortes, mais à capital contrôlé par une famille ou une fondation inscrivant leur action dans une optique de transmission aux générations futures. Un investisseur américain m’a un jour expliqué que pour lui ces entreprises se caractérisaient par leur « capacité à souffrir », à maintenir le cap d’une stratégie sans jeter l’éponge au premier trimestre difficile. Je pense également important que les dirigeants cultivent leur maîtrise du temps : être présent à sa famille, ses amis, faire du sport, lire, flâner dans les musées, échanger sur autre chose que les questions d’utilité immédiate, cheminer en équipe au MCC… Autant d’activités essentielles pour garder recul et perspective.
Propos de Laurence Debroux recueillis par Marie-Hélène Massuelle
Biographie
- 1969 : naissance à Marseille
- 1992 : diplôme de HEC, bref passage dans une banque d’affaires à Londres
- 1994 : entre chez Elf Aquitaine puis Sanofi
- 1995 : intègre une équipe MCC
- 2007, 2010, 2015 : devient directrice financière du groupe Sanofi, du groupe JCDecaux puis du groupe Heineken
Questionnaire de Proust :
- Un autre livre de chevet que la Bible ? Mémoires d’Hadrien, de Marguerite Yourcenar
- Votre film préféré ? Kaos, des frères Taviani
- Si vous pouviez changer une chose dans le monde ? « Be the change you want to see in the world »
- Une passion inavouable ? Les 10 saisons de Friends (en boucle)
- Le lieu que vous préférez ? Le jardin du Luxembourg à Paris
- Le lieu que vous rêvez de découvrir ? La Nouvelle-Zélande
- La qualité que vous appréciez le plus chez les autres ? La combinaison de l’intelligence et de la bienveillance
[1] Disponible sur le site du Vatican : https://urlz.fr/80fn. Le Ceras a publié une édition commentée et augmentée de précieuses fiches explicatives, avec la participation du MCC : https://urlz.fr/a1MU