En entreprise, dans nos organisations, comment mûrissons-nous nos décisions ? Sur quoi nous reposons-nous ? Parce que le processus décisionnel en univers complexe et incertain est malaisé, Bertrand Hériard-Dubreuil invite à fonder nos décisions collectives en nous appuyant sur l’altérité qui nous confronte aux autres et au temps.

Décider est toujours difficile et inconfortable. Souvent, nous nous abstenons devant l’infinité des possibles et nous activons pour ne pas décider. Regardons nos équipes de travail ou nos équipes MCC : elles tergiversent pour perdre le moins de temps possible ou ajoutent des contraintes pour éviter de décider. En outre, s’il est facile d’exprimer son opinion ou d’émettre des préférences, il est plus difficile de savoir ce que nous voulons vraiment.

Les quatre conditions d’une bonne décision

Le temps pour éprouver les pulsions (plaisir, déplaisir) et les motions qui sont plutôt spirituelles : tristesse ou bonheur, désolation ou consolation. Les habitudes professionnelles de nos équipiers sont parfois contreproductives. Le rôle de l’accompagnateur est de donner du recul et donc du temps.

La pluralité pour discuter des différences. Le désaccord est un bon signe : il oblige à aller plus loin, à prendre plus d’éléments en considération dans la décision. Prendre une décision trop vite ne permet pas de respecter la pluralité des points de vue.

Le silence pour se mettre devant Dieu. Dieu aide les chrétiens et baptisés que nous sommes, à trouver notre vocation, c’est-à-dire comment dire oui à l’appel de la vie en soi. C’est l’expérience d’Ignace de Loyola, à l’école de Jésus, c’est la foi de l’Église.

La confirmation par les événements : « Que ta volonté soit faite ». Cela se passe comme ça se passe… Si une décision n’est pas confirmée par la pratique, on reprend le processus à ses débuts.

 

Préférence versus décision

Rentrer dans la décision, c’est choisir la vie qui circule en nous et entre nous, c’est recevoir la lumière de l’Esprit pour s’associer au souffle créateur

Pour cela, il faut oser se soumettre à l’altérité des autres ou du temps. Toute décision fait jouer au moins une première altérité, celle de ne plus pouvoir revenir en arrière ; les jeux sont faits, on ne peut plus reculer. Dans les Exercices spirituels, saint Ignace nous conseille de « demander à Dieu ce que nous voulons et ce que nous désirons ». Pour lui, rentrer dans la décision, c’est choisir la vie qui circule en nous et entre nous, c’est recevoir la lumière de l’Esprit pour s’associer au souffle créateur.

Ce qui fonde une décision, c’est d’être confronté à d’autres et au tout Autre que la tradition chrétienne appelle Dieu.

Trois questions existentielles sont partagées par tous les collectifs : qui sommes-nous ou quelle est notre identité ? Pour quoi agir ou quelle est notre vocation aujourd’hui ? Comment faire ou quelle sera notre mission exacte pour demain ? La première question oblige à préciser qui décide. La seconde pose une finalité commune. La dernière nous invite à descendre dans le concret.

Quelle identité ?

L’identité d’un groupe est le résultat de son histoire, le commun construit par son vivre ensemble. Tout groupe est constitué par et pour une histoire commune : une famille hérite de ses parents une éducation et un patrimoine ; une entreprise est une communauté de personnes qui ont en commun un capital financier, technique et humain ; une équipe MCC est constituée par le partage de ses membres. Ces histoires se continuent à travers des décisions : se marier et avoir des enfants, investir et innover, rester ou partir… La pertinence du groupe se rejoue à chaque étape, à l’occasion de toute décision importante : une succession, une fusion-acquisition, une arrivée ou un départ… À chaque étape, l’identité construite est remise en cause.

Quelle finalité ?

Tout groupe a besoin de partager une vision ou de se sentir appelé à une tâche spécifique. Selon moi, le mot ‘vocation’ est préférable au mot ‘vision’, parce que le premier fait appel à l’oreille et le second à la vue : il est possible de manipuler la vision, en revanche on ne peut maîtriser la vocation. Le fait même d’être appelé par quelqu’un d’autre fait jouer l’altérité qui fonde la distinction entre préférence et décision. Si le mot ‘vocation’ a été parfois confisqué par les clercs, l’exhortation apostolique « Christus vivit » en a élargi le sens et la portée (voir infra pp30-31, rubrique Bien commun). Dans la vie professionnelle, le mot ‘mission’, moins chargé religieusement, est employé de façon privilégiée. Il est aussi utilisé par de nombreuses institutions : l’Église, l’entreprise, l’État. Dans ces deux dernières, le mot est toujours précis : il implique des objectifs et prévoit la manière de les mesurer.

Quelle mise en œuvre ?

Enfin, nos décisions s’incarnent toujours dans des projets, qui ont des buts atteignables et des objectifs mesurables. C’est particulièrement vrai dans l’entreprise et l’administration où « la gouvernance par les nombres[1] » est devenue la norme. Pour mettre en œuvre ses projets, pour autoriser l’action commune, tout groupe cherche un minimum de consensus. Un consensus n’est pas unanimité, il reste toujours des divergences qu’il convient de laisser s’exprimer. Dans la vie politique, les lois votées à l’unanimité sont rares. La majorité passe parfois en force. L’Église, dans sa sagesse, considère qu’il y a consensus quand il atteint les deux-tiers. C’est vrai pour les conciles, les synodes, les chapitres d’un ordre religieux, les conseils pastoraux…

Lorsque vient le moment de décider…

Le réel dépasse toujours le décidé et notre agir ne coïncide jamais avec ses finalités.

La bonne décision est celle qui viendra renforcer l’identité, écouter la vocation du moment, et trouver une mission pour la mettre en œuvre. Cela suppose un processus décrit schématiquement par l’équipe des Exercices spirituels de discernement apostolique en commun (ou Esdac)[2] (cf. infographie en page 19), pour descendre dans le concret. L’identité d’un groupe est toujours plurielle. Ses membres sont animés d’aspirations plurielles, qui évoluent dans le temps. En cherchant une finalité commune, en l’objectivant sous forme d’un projet précis, en y mettant des moyens humains et financiers, la décision devient plus réelle, et le groupe pourra se poser alors la question de la prendre ou pas. C’est une alternative simple, qui permet d’atteindre un certain consensus ou le consentement des groupes minoritaires… Mais ce consensus peut ne pas durer. Le groupe finira toujours par se poser les questions suivantes : utilisons-nous les bons moyens ? Sommes-nous toujours d’accord sur les buts poursuivis ? Sommes-nous toujours à l’aise dans la nouvelle identité qui se construit ? Le réel dépasse toujours le décidé et notre agir ne coïncide jamais avec ses finalités. Nous ne partageons jamais longtemps les mêmes convictions et devons prendre, de ce fait, une nouvelle décision pour tenter de nouveau de réaligner des réponses provisoires à ces trois questions anthropologiques fondamentales : qui, quoi, comment ? La bonne décision est celle qui aligne provisoirement les réponses à ces trois questions. Nous découvrons alors que l’identité se joue dans la délibération et dans l’épreuve du réel.

Bertrand Hériard Dubreuil. Il est aumônier national du MCC. Il a auparavant été directeur du Ceras et de la revue Projet. Jésuite vivant en communauté à Paris, il a enseigné l’automatique puis la philosophie morale à l’Icam.


[1] Alain Supiot, Fayard, 2015

[2] Cf. Pratique du discernement en commun – Manuel des accompagnateurs, M. Bacq, J. Charlier, Nouvelle revue théologique, n° 130-2, Éditions Fidélité, 2008