Invité des Journées de rentrée du MCC au Centre Sèvres en septembre 2019, le spécialiste du droit du travail et professeur émérite au Collège de France Alain Supiot[1] a porté un regard stimulant et critique sur les mutations du travail touché par la révolution technologique, les défis écologiques et une globalisation uniformisante.

 

Pour appréhender les transformations actuelles, il est nécessaire de prendre du recul sur la notion de travail qui recouvre une multiplicité de sens et ne peut être réduite à l’emploi salarié. Cette forme historique récente arrive à une certaine échéance, si l’on considère, par exemple, la situation des travailleurs ubérisés : ils représentent un « au-delà » de l’emploi qui est, en pratique, un « en-deçà » de l’emploi, sans protection juridique. La plus belle définition du travail est selon moi celle de la philosophe Simone Weil. « Par le travail, la raison saisit le monde et s’empare de l’imagination folle ». Elle nous laisse percevoir le double mouvement de transformation du monde réel et de domestication de l’imagination pour devenir créatrice. Cela est typiquement humain, si bien que, priver des générations entières de jeunes d’expérience du travail conduit à de la violence. L’idée de la fin du travail est absurde car elle signerait aussi celle de l’espèce humaine dans sa capacité à mettre en œuvre ses représentations mentales.

 

Réouvrir la question du sens et du contenu du travail

Le capitalisme a transformé le travail en marchandise. Avec le taylorisme, la logique de l’emploi s’est focalisée sur l’échange d’une quantité de travail, de temps subordonné, contre une quantité d’argent et a évacué le sujet de la finalité ou du contenu du travail. À quoi sert mon travail ? Au plan juridique, c’est l’employeur, et non le salarié, qui définit le sens. Dans les années 90, le tournant de la corporate governance marque la prise de pouvoir des actionnaires sur les managers et accentue l’instrumentalisation du travail, de plus en plus dépouillé de tout sens. Fait nouveau, les managers sont concernés et pas seulement les subordonnés : ce mouvement a mis les directions sous la gouvernance par les nombres[2], limitant toute pensée réflexive. Cela explique le malaise dans l’entreprise, avec des problèmes de santé mentale qui apparaissent, mais aussi dans le monde patronal comme le montre le développement d’entreprises se donnant une raison d’être depuis le rapport Notat-Senard.

 

Repenser la démocratie économique et sociale

Avec la révolution numérique, le travail des salariés tend à s’organiser sur le modèle de celui des ordinateurs : ils sont programmés pour réaliser des objectifs chiffrés puis évalués. On réajuste ensuite le programme en fonction des performances. Les robots sont des machines merveilleuses… à condition d’être conçus dans le cadre d’un régime de « travail réellement humain », comme l’énonce l’OIT dans sa constitution, c’est-à-dire un travail qui permette aux hommes de sortir ce qu’ils ont de meilleur en eux. Nous avons besoin de personnes qui exercent leur imagination, sensibilité ou créativité. Nous devons nous demander comment domestiquer les machines au lieu de les laisser domestiquer nos cerveaux. Et penser le travail humain à partir de la notion de ce qui n’est pas programmable.

Le contrat de travail ne permet pas une discussion sur le sens et le contenu du travail. Celle-ci doit relever d’une négociation collective. La liberté syndicale est un des piliers de l’OIT. Elle offre la capacité pour ceux qui sont en position de faiblesse de se mettre ensemble et de faire entendre leur voix. Si nous ne parvenons pas à maintenir des institutions capables de métaboliser les ressources de la violence, celle-ci re-surgira. Nous avons des exemples récents en France…

Les entreprises sont désormais confrontées à des questions autrefois prises en charge par les États, comme la protection de la planète, des enfants, de la culture, etc. Les multinationales sont, quant à elle, des opérateurs au niveau international sans avoir les charges du sujet du droit international. Je défends l’idée d’une déclaration universelle des responsabilités qui articulerait ce qui incombe aux différentes parties, États, entreprises, ONG et travailleurs.

 

Loin de tout catastrophisme, je suis convaincu qu’il faut renouer avec l’idée de progrès. Tels ceux qui ont imaginé le programme du Conseil national de la Résistance en pleine guerre, nous devons nous interroger maintenant sur le monde du travail que nous voulons construire au XXIe siècle.

 

Propos d’Alain Soupiot recueillis par Marie-Hélène Massuelle et Odile Bordon


[1] Il a récemment coordonné le livre du centenaire de l’Organisation internationale du Travail (OIT), Le travail au XXIe siècle (Éditions de l’Atelier, 2019), et publié Le travail n’est pas une marchandise (Collège de France, 2019) ainsi que La force d’une idée (Les Liens qui libèrent, 2019).

[2] Cf. La gouvernance par les nombres, Alain Supiot, 2ème édition Fayard/Pluriel, 2020, 598 p.