Aux côtés d’Elena Lasida, professeur d’économie à l’Université catholique de Paris, et de Véronique Fayet, ancienne présidente du Secours catholique-Caritas France, Jean-Claude Larrieu, directeur des Risques, des audits, de la sécurité et de la sûreté de la SNCF, était invité à la table ronde du samedi matin animée par Jérôme Chapuis, directeur de la rédaction de La Croix, autour du thème « Le soin au cœur de notre travail ». Il a expliqué ce que signifie pour lui, en tant que dirigeant au sein d’un grand groupe, la proposition du pape de « faire du travail un soin ».

Un constat tout d’abord, émanant d’une amie psychothérapeute avec qui je parlais de cette table ronde. Elle me disait : « j’ai autant de patients pour qui le travail est une ressource, qui les aide à faire face à leurs difficultés, que de patients pour qui c’est un problème. »

Cela rejoint notre expérience intuitive quant aux effets du travail : il peut causer du bien ou du mal à celui qui le fait et certainement aussi à ceux pour qui nous travaillons : clients, patients, citoyens…

J’ai choisi un angle du soin limité, parmi 50 possibles, celui que j’appellerais « avant de remédier, ne pas nuire » Plus précisément, j’évoquerai les risques psychosociaux pour les salariés. Ceci pour quatre raisons :

  • C’est un sujet actuel et d’ampleur.
  • La loi ne laisse pas le choix aux entreprises. Le code du Travail énonce, à son article L4121-1 : « L’employeur prend les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs. »
  • Le décalogue ne nous laisse aussi guère le choix : « Tu ne tueras point».
  • Enfin, la façon de traiter ce sujet dans les entreprises révèle beaucoup de questions sur le sens du travail et sur l’engagement des cadres dans le travail.

Malgré l’injonction faite par la Bible, rappelons qu’aujourd’hui en France le travail tue et blesse, même si les chiffres ont considérablement diminué dans toutes les entreprises. Pour en rester aux troubles psychiques :

  • Le nombre de suicides liés à ce qu’on appelle la souffrance au travail est très difficile à évaluer, le suicide étant souvent multifactoriel, mais sur les 9 000 suicides annuels, au moins plusieurs centaines ont cette souffrance dans leurs causes proches.
  • Ce qui est plus massif : une étude récente révèle qu’en 2022, 20 % des arrêts de travail sont dus aux troubles psychologiques et à l’épuisement professionnel, ce motif étant le 1er pour les arrêts longs (28 %). Et 42 % des salariés auront au moins un arrêt de travail en 2022.

Le terme de « risques psycho-sociaux » ou RPS recouvre plusieurs réalités dont le stress, l’épuisement professionnel, les différentes formes de harcèlement, les violences internes et externes à l’entreprise. Les RPS ne sont pas définis dans le code du Travail mais faute de précisions, leur prévention doit suivre le schéma général de prévention des risques et commencer par une évaluation puis la prise de mesures de prévention inscrites dans le « document unique d’évaluation des risques ».

Cette évaluation passe souvent par des questionnaires adressés aux salariés et là, il est intéressant de noter qu’elle va loin dans l’organisation elle-même et qu’elle aborde des questions profondes d’organisation et de sens du travail.

Les exemples de questions ou propositions issues de deux questionnaires parmi les plus utilisés en témoignent : votre travail a-t-il des objectifs clairs ? Dans quelle mesure diriez-vous que votre supérieur(e) hiérarchique est compétent(e) dans la planification du travail ? Avez-vous le sentiment que le travail que vous faites est important ? Mon travail me permet de prendre des décisions de façon autonome. Mon chef réussit à faire travailler les gens ensemble.

De la même façon, les mesures de prévention à prendre après une telle évaluation – surtout si elle est négative – sont très impliquantes – si toutefois on prend le sujet au sérieux évidemment -.

Je n’idéalise pas cette démarche, elle comporte des inconvénients et des risques et notamment :

  • Elle est souvent mal vécue par le management, qui se sent remis en cause voire accusé, qui peut craindre des « règlements de compte » ou se sentir en difficulté avec des syndicalistes, mieux formés que lui sur le sujet.
  • Il faut éviter l’effet « Dr Knock » (« tout bien-portant est un malade qui s’ignore ») : le travail est pathogène, le collectif est pathogène, la relation managériale est pathogène …

Ce sont des risques réels mais à mon sens, les avantages de mener honnêtement et collectivement cette démarche excèdent les inconvénients. Ils renvoient à une approche plus durable de l’organisation du travail, à une explicitation du rôle attendu des managers et à une responsabilisation des collectifs.

Ce que nous apprend la prévention des risques psycho-sociaux peut résonner à mon sens de façon particulière pour des cadres chrétiens. J’ai retenu quelques enjeux pour les managers sur lesquels je me contenterai d’ouvrir des portes :

  • Donner le sens
  • Poser les limites
  • Soigner l’usage du temps

Donner le sens

C’est plus ou moins difficile selon le moment et l’entreprise, a fortiori dans une grande structure où le sens peut se « perdre » entre les multiples étages… Le sens apparaît clairement dans les situations limites, quand la vie est en jeu, ou la raison d’être de l’entreprise. Beaucoup d’entre nous ont vécu des moments de cet ordre au début du Covid, à la fois sur la relation au travail et sur les relations entre nous.

À la SNCF, nous vivons périodiquement des crises où on revient collectivement aux fondamentaux et où on accomplit miraculeusement en deux jours ce qui aurait pris deux mois ou deux ans ordinairement :

  • en octobre 2020, après les inondations de la vallée de La Roya, les cheminots sont revenus localement aux débuts du chemin de fer où le transport routier n’existait pas. Ils ont désossé en quelques heures un autorail qui a acheminé pendant deux mois personnes et marchandises, et ont inventé les règles de sécurité qui n’existaient pas pour faire cela de façon « propre ».
  • Quand les réfugiés d’Ukraine sont arrivés en mars dernier, la question majeure n’était plus de faire du chiffre d’affaires puisqu’ils voyageaient gratuitement – ce qui était sans précédent à cette échelle -, mais de transporter des femmes et des enfants qui avaient tout perdu, de les accueillir dans des conditions correctes et de leur permettre de reprendre souffle. D’où des initiatives multiples, là encore en un temps record : la réouverture de la brasserie de la Gare de l’Est, les annonces en ukrainien ou l’adjonction d’une rame TGV supplémentaire pour Barcelone.

Quand la vie n’est plus directement en jeu, il faut arriver à garder ce sens que le travail est pour la vie, pour entretenir et faire grandir la vie. Les chrétiens devraient être des porteurs du sens, parce qu’ils sont élèves du « Maître du sens », qui est chemin et vérité… et qui est la Vie.

Poser les limites

Quand j’avais 40 ans et que je commençais à trop travailler, un ami moine m’a dit : « l’entreprise, c’est : manger, la famille c’est : aimer. Ne confonds pas ». Evidemment c’est réducteur et évidemment l’entreprise, quand elle sert la collectivité, c’est plus que « manger ». Mais il a eu raison de me dire cela, car je courais le danger de trop miser sur mon travail.

Poser les limites pour soi-même et pour les autres peut nécessiter du courage quand le cadre de travail est très dégradé et peut constituer une « structure de péché ». En tous cas, ça demande un engagement personnel pour dire les choses, de façon nette, et tout à la fois éviter de laisser nos collègues attendre de l’entreprise ce qu’elle ne peut pas donner et leur permettre d’occuper leur place là où ils ne peuvent pas être remplacés.

Les chrétiens sont normalement prévenus contre le culte des idoles, ils savent qu’il faut choisir entre la vie et la mort, et ils doivent aider leurs collectifs de travail à poser les limites.

Soigner l’usage souvent pathologique du temps

Certains dirigeants d’entreprise développent un rapport au temps qui peut être pathogène et qui imprègne ensuite la culture d’entreprise. Là encore, il peut falloir du courage pour peser soi-même et bien faire peser aux autres à quel coût humain s’achète le raccourcissement des délais des tâches et des projets.

Je le dis d’autant plus aisément que je n’étais pas le plus lucide sur le sujet quand j’avais 20 ou 30 ans de moins. Il arrive que le facteur temps ait réellement une importance stratégique pour lancer un produit ou traiter une crise, mais il faut veiller à ce que ne soit pas pour tout, tout le temps, et surtout pour les mêmes. Sinon, on crée les conditions de l’épuisement professionnel.

Là encore, il me semble que notre foi nous éduque à un rapport plus sain au temps. « Le temps est supérieur à l’espace », affirme ainsi le pape. J’ai mis longtemps à comprendre cette phrase. Nous voyons beaucoup d’entreprises essayer de conquérir implantations commerciales, volumes, chiffre d’affaires… Bref, l’espace. Combien sont capables de relire sereinement leur histoire pour prendre des orientations mûrement pesées ? Ou simplement de mesurer ce qui est réellement efficace ou pas dans leurs processus d’accélération ?

 

En conclusion, l’attente la plus primordiale, susceptible de prendre réellement soin de nos collaborateurs, me paraît être simplement celle du « respect attentif » de chaque personne. « Vous commencerez par le respect » invite le père Maurice Bellet dans un texte marquant. Un respect non pas indifférent, mais attentif, qui espère la croissance de l’autre. C’est la « dette » la plus fondamentale que nous avons les uns envers les autres. Les chrétiens peuvent la vivre car ils expérimentent d’être traités par leur Créateur avec un respect et une attention infinis.

Jean-Claude Larrieu

Le podcast de la table ronde est disponible sur le site Passeurs d’avenir

Jean-Claude Larrieu est directeur des Risques, des audits, de la sécurité et de la sûreté de la SNCF et membre du comité de direction générale de la SNCF. Il a été ordonné diacre permanent dans le diocèse de Paris en 2018. ©Sylvain Hennebel