Au cours de la table ronde du Congrès animée par Jérôme Chapuis, directeur de la rédaction de La Croix, qui l’a fait dialoguer avec Elena Lasida, professeure d’économie à l’Institut catholique de Paris, et Jean-Claude Larrieu, directeur des Risques, des audits, de la sécurité et de la sûreté de la SNCF, Véronique Fayet, présidente de l’association d’épargnants responsables et solidaires Kaori, créée par le Secours catholique-Caritas France, a partagé sa vision du soin dans le travail. Prendre soin, qu’est-ce que cela veut dire concrètement ?

Prendre soin, c’est une attitude du cœur dans laquelle je mets de l’écoute, de la tendresse, de l’humilité. J’ai eu la chance depuis de nombreuses années de vivre des relations d’amitié avec des personnes pauvres, vraiment cabossées par la vie ; avec elles j’ai appris que le Seigneur m’avait caché beaucoup de choses qu’il avait révélées à ces petits qui me les ont transmises. Je peux dire que les plus pauvres ont pris soin de moi et m’ont sauvée d’une mondanité certaine.

Faire alliance au service du bien commun

Pour moi tout est lié : prendre soin dans l’entreprise, dans la famille, prendre soin de la planète. Je relie toutes ces préoccupations à celles du pape François qui a réuni à Assise, du 22 et 24 septembre 2022, 1 000 jeunes économistes et entrepreneurs autour du thème « L’économie de François ». Le discours qu’il a prononcé recèle des trésors sur la nouvelle façon de vivre l’économie. Il invite à construire un nouveau paradigme basé sur la sobriété et l’inclusion, le soin et le bien-être, destiné à remplacer l’ancien basé sur la consommation et le mépris de la planète. En fait on ne comprend que rarement la complexité de ce défi… Un effort de formation et d’information est requis pour passer à l’acte ; il existe beaucoup de moyens pour le faire. Ce sont des leviers qui peuvent permettre d’agir ensemble à l’intérieur des entreprises. On rejoint ici l’idée de vivre autrement, de faire alliance au service du bien commun, pour le bien de la planète.

Confrontation versus coopération

Pour faire bouger les choses, on a intérêt à faire travailler ensemble entreprises et ONG (Secours catholique, CCFD, OXFAM et autres), à s’écouter, à s’appuyer sur des actions militantes. Chacun d’entre nous peut être à la fois salarié et militant engagé dans la lutte contre la pauvreté ou dans une action de protection de l’environnement. Épargnant, consommateur, client, chacun doit chercher à établir une cohérence entre ses différentes identités.

Transformer l’économie requiert de passer par la confrontation, parfois brutale. Un exemple dans ce registre, le prix Pinocchio, qui est attribué au meilleur du pire dans le greenwashing : c’est une façon à la fois ludique et musclée de faire bouger les choses de l’extérieur. Une autre possibilité est d’adopter une méthode de coopération plus consensuelle, et de créer des alliances. À ce titre, je citerai la joint-venture sociale entre le groupe Seb et l’association Arès, grand acteur de l’insertion sociale. Ils ont créé ensemble l’atelier RépareSeb pour lutter contre l’obsolescence programmée des appareils d’électro-ménagers… et pour donner du travail à des personnes qui sont privées d’emploi.

Pour moi les deux méthodes sont fécondes : la première qui gratte un peu mais fait avancer les choses, la seconde qui permet de faire des petits gestes concrets qui poussent aussi les lignes et transforment les situations.

Articuler logique de soin et logique de rentabilité

Le travail étant un lieu de relation, je m’interroge sur le sort de tous ceux qui sont privés d’emploi, donc privés de relations humaines ; ils sont dans une grande souffrance parce qu’ils ont un sentiment d’inutilité et d’exclusion. Il existe des expériences magnifiques dans le domaine de l’économie sociale et solidaire, initiées par ATD Quart-Monde, le Secours catholique, etc., à partir des compétences des chômeurs longue durée sur un micro-territoire (dispositif TZCLD). Ils parviennent à établir des « alliances » entre élus locaux, entreprises, entrepreneurs, artisans, chômeurs de longue durée et associations. De nouvelles activités émergent, d’anciens métiers peuvent être retrouvés, qui permettent de faire du lien entre un artisan, des clients… Avec un travail, des personnes retrouvent un sens à leur vie.

Pas d’angélisme

Ceux qui managent ces projets avec des personnes éloignées de l’entreprise sont soumis à de réels défis ; de belles expériences voient le jour et portent des fruits pour les gens privés d’emploi même s’il convient de ne pas tomber dans l’angélisme. Le monde social et solidaire n’est pas un monde idéal. Ancienne présidente du Secours catholique, je sais combien il est difficile de gérer 1 000 salariés qui connaissent aussi la souffrance au travail. Au moment où une personne n’est plus ajustée à son poste, il est nécessaire de tenter des reconversions, des médiations avant d’être contraint, s’il le faut, à des licenciements ; les bénévoles peuvent alors nous rappeler à l’ordre et nous accuser de déni de fraternité. Autre contradiction ou ambivalence, la question de la désaffection massive des métiers médico-sociaux par les plus jeunes pourtant à la recherche de sens.

L’époque que nous vivons appelle à la créativité dans la recherche de solutions ainsi que dans la capacité d’accueillir les bonnes surprises comme nous en avons eues pendant le confinement.

Propos recueillis par Solange de Coussemaker et Odile Bordon

Le podcast de la table ronde

Outre sa mission à la tête de Kaori, Véronique Fayet a été présidente du Secours catholique-Caritas France de 2014 à 2021 et adjointe au maire de Bordeaux de 1995-2014, notamment en charge des politiques de solidarité.

© Sylvain Hennebel