Anousheh Karvar, inspectrice générale des Affaires sociales, réagit à nos 10 propositions « Réenchanter le travail, pour quelle société ? »

Anousheh Karvar, déléguée du Gouvernement au conseil d’administration de l’Organisation internationale du Travail (OIT) et chargée du suivi des politiques de Travail-Emploi aux G7-G20, a lu nos propositions avec intérêt. L’ancienne secrétaire générale adjointe de la CFDT Cadres et membre de l’inspection générale des Affaires sociales a accepté de les commenter avec franchise, pointant leurs pertinences et lacunes au regard des enjeux actuels[1].

Cette liste de dix propositions est utile et s’inscrit dans le débat social d’aujourd’hui. Très concrètes car émanant du terrain et très liées au comportement que chacun et chacune d’entre nous peut avoir au travail, elles répondent à un besoin de beaucoup de salariés, cadres ou non cadres, sur la conduite à tenir dans un collectif. Ceci dit, votre texte place essentiellement le cadre en position de surplomb, montrant à quel point nos organisations restent hiérarchiques (228). Regardons du côté des organisations horizontales car les nouvelles technologies, surtout numériques, ont changé les relations au collectif. Est-ce qu’il n’y a pas aussi des questions de solitude au travail et de liens à créer ?

Finalité de l’entreprise

Donner du sens au travail (respect de toutes les formes de travail, exemple à donner, politesse, etc.), donner un sens du collectif, voilà un élément au cœur des préoccupations des observateurs du monde du travail depuis plusieurs années et qui est bien présente dans vos propositions. Prenons l’exemple des discussions sur les entreprises à mission initiées par le rapport Senard-Notat (2018) dont l’impact est un peu trop limité selon moi sur le projet de loi Pacte. C’est cependant un début : dans l’entreprise à mission, le collectif de travail sait au service de quelle finalité il se mobilise. Vos propositions qui vont dans ce sens répondent à cette préoccupation. (5.55)

D’autres font écho à la fois au débat social sur la question de la responsabilité, celle des cadres, des élites, de ceux qui prennent les décisions pour les autres, et à un rapport de l’OIT, Travailler pour bâtir un avenir meilleur, dévoilé le 22 janvier (https://urlz.fr/9cHv). Dans ce rapport, je note trois éléments en lien implicite ou explicite avec vos propositions : la question d’un certain nombre de garanties (8.08) appelées universelles, pour les travailleurs, qui vont de la protection sociale à la question d’un salaire d’existence ; un élément sur la maîtrise du temps rejoignant votre droit à la déconnection ; un élément ((8.35), pour moi, manque un peu… Il s’agit de la revitalisation de la représentation collective. Or si on veut lutter contre l’isolement, retrouver un sens collectif au travail, il faut accroître les lieux de réunion (9.06). Les organisations syndicales, que l’on peut multiplier, sont les lieux de rencontres collectives. On a vu récemment que les ronds-points remplissaient cette fonction, ce qui montre le manque de lieux alternatifs pour faire discuter les gens.

Démocratie dans l’entreprise

À propos des Gilets jaunes, je relève que la question de l’entreprise et de la démocratie dans l’entreprise est totalement absente de leurs revendications. (11.47) Pourquoi ? Est-ce par crainte de perdre son emploi ? Il me semble que leur forme d’investissement dans le travail n’est pas celle, classique que l’on connaît jusqu’à présent. Attendons peut-être de voir ce qui va sortir du grand débat national. Autre élément qui m’interroge, ils ne s’intéressent pas au référendum dans l’entreprise, pourtant prévu par le code du Travail dans un certain nombre de cas, mais exigent un référendum d’initiatives dans la société. Le texte du MCC évoque en filigrane la question de la démocratie en entreprise (« questionner pour entrer dans une démarche collaborative »), c’est un bon point. Nous passons tous une grande partie de notre temps au travail. C’est là que nous faisons l’apprentissage du vivre ensemble avec d’autres personnes. Il faudrait toutefois creuser la question (10.50) et inciter vos cadres à jouer un rôle dans la diffusion de ces problématiques dans leur environnement professionnel.

Un élément est absent de votre texte qui se distingue pourtant par son humanisme et couvre beaucoup de sujets en peu de mots. Il est important pour moi, encore plus quand on est cadre et en position hiérarchique ou d’animation d’équipe, c’est celui du respect de l’égalité hommes-femmes et de la diversité. Je ne suis pas une intégriste du féminisme mais je n’y repère aucune sensibilité à la question et remarque des tournures très masculines. Par exemple, on ne dit pas « hôtesses d’accueil » mais personnel ou agent d’accueil pour montrer que ce métier peut aussi être exercé par des hommes.

Malgré ces imperfections, il faut souligner l’importance du thème choisi et du travail réalisé par vos équipiers. Nous sommes dans une phase d’évolution de la société française dans laquelle on peut dire qu’il y a un avant et un après Gilets jaunes. Certains des thèmes mis en avant par eux existent aussi dans vos 10 propositions quand d’autres sont curieusement absents de part et d’autre, cela m’a beaucoup intéressée.

Propos d’Anousheh Karvar recueillis par Solange de Coussemaker


[1] Les 10 propositions ont été élaborées avant la crise des Gilets jaunes.