(dr) Lucile Leclair

On en entend parler uniquement quand ça ne marche pas. Le transport routier occupe peu l’actualité malgré son rôle central dans notre économie. Voici pourtant une entreprise qui fait parler d’elle. Global Transport Solutions (GT Solutions), basée à Bassens en région bordelaise, a décidé de changer sa façon de travailler. Les ordres ne viennent plus seulement d’en haut. Ils sont aussi initiés d’en bas.

André compte sur ses doigts en même temps qu’il réfléchit tout haut. C’est la cinquième entreprise de transport qui l’embauche. « Et de loin la meilleure », confie le jeune homme de vingt-quatre ans. « Nos responsables ont compris qu’ils n’ont pas de visibilité sur toute une journée de conducteur. On nous sollicite beaucoup pour avoir notre avis. » André accepte de poser pour la photo. Il ouvre la porte du camion frigo, fait visiter la cabine. Chaque matin vers 5 ou 6h il y entre pour prendre la route, comme les 1 700 chauffeurs routiers que compte l’entreprise.

Pour comprendre ce qui séduit chez GT Solutions, il faut remonter le temps. Direction les bureaux de l’entreprise, un immeuble à trois étages qui longe le parking. « GT est une entreprise familiale, née en 1946 », annonce Michel Sarrat[1], 62 ans. La fenêtre de son bureau donne sur la rocade de Bordeaux. De l’héritage que l’homme a reçu, il ne retiendra qu’une partie. Le chef d’entreprise affranchi a opté pour une technique de management différente de celle de ses aînés, privilégiant l’horizontalité, la démocratie d’entreprise, l’égalité. « Entreprise en cours de libération, c’est un processus », précise Michel Sarrat qui trouve la notion “d’entreprise libérée” un peu figée.

En 2011, le cancer de son frère, alors dirigeant de l’entreprise, puis le décès d’un collaborateur produisent un choc. « Il fallait en finir avec la culture de l’obéissance et de la crainte qui est présente dans les entreprises. » L’expérience de Lourdes où il fait un pèlerinage en 2012, marque pour Michel Sarrat une étape déterminante vers le christianisme social. « On s’est lancés dans la réinvention de l’entreprise », explique-t-il. Avec une réserve, « nécessairement, c’est le patron qui initie le changement. Et en même temps, il est la première limite au changement. »

Petit à petit l’entreprise se transforme. Des “vis ma vie” donnent aux uns l’occasion de passer la journée des autres. Une gazette est mise en place pour mieux informer les équipes. Des mallettes pour faciliter le travail quotidien des chauffeurs sont testées et adoptées. Les chauffeurs ne demandent plus l’autorisation pour les réparations d’un montant inférieur à 800 euros. « On aurait pu croire que tout le monde se mette à dépenser de l’argent. En fait, on n’en a pas perdu », raconte Romuald, directeur technique. « Par exemple, des charriots électriques moins lourds à manipuler ont été demandés par les chauffeurs », continue le responsable entre deux bouchées de son fish & chips au self. « Nous nous sommes aperçus ensuite que c’était un gain par jour d’une demi-heure. »

La façon de recruter a, elle aussi, changé. « Est-ce illogique que des conducteurs participent à l’entretien pour embaucher un conducteur ? », interpelle Mehdi les mains ouvertes. Le manager le constate, « en entretien les chauffeurs n’hésitent pas à poser des questions plus directes. Ils demandent, “Ça ne te fait pas peur de commencer tôt ? Tu sais à quelle heure tu pars, mais tu ne sais pas à quelle heure tu rentres chez toi.” » L’employé connaît les aléas du métier. Il a lui-même dû aller livrer deux Monoprix bordelais à 4 heures ce matin.

Les « recrutements collaboratifs » n’empêchent pas un fort turn-over. Le problème touche tout le secteur, qui fait face à une pénurie d’ouvriers chauffeurs. Selon la Fédération nationale du transport routier, 20 000 postes de routiers restaient à pourvoir en 2018. GT Solutions fait tout pour être au contact de ses chauffeurs. Une enquête vient d’être lancée, mise au point avec des psychologues du travail. Une « appli maison » va permettre aux chauffeurs de communiquer plus rapidement une avarie. Le système sera validé à l’issue de premiers essais. Mais, concède Romuald, « les tests sont faits par des chauffeurs volontaires, qui ne sont pas forcément représentatifs. Tout le monde n’a pas la même appétence pour le numérique ! »

Le chiffre d’affaire de GT Solutions a progressé de 30 % en 2018. La marge de progression du salaire a été identique pour tous : + 1,5 %. Céline Montagne, leader des Ressources humaines, le souligne, cette transparence n’est pas habituelle. « J’ai travaillé plus de dix ans pour l’entreprise américaine General Electric. Les salaires des dirigeants, je ne les connaissais pas. » Céline ne cache rien de la difficulté de l’aventure. « Ce n’est pas non plus le monde de Mickey ici. Tout le monde n’est pas moteur. » Mais la concertation collective apporte « du sens ». Céline s’arrête un instant avant de reprendre, « et la possibilité à chacun d’être ce qu’il est profondément. On est loin du stress qui empêche de trouver le sommeil... »

Lucile Leclair


[1] Michel Sarrat était invité à la session nationale des Jeunes professionnels en novembre 2018. Redécouvrir les principales lignes de son intervention dans le n° 441 de Responsables (https ://urlz.fr/98vQ). Voir aussi « Nous réinventons notre entreprise », ouvrage qu’il a publié en avril 2018 aux éditions Diateino (https ://urlz.fr/98vu)