Dès 2009 au Collège des Bernardins, une trentaine de chercheurs s’est penchée sur les questions liées au travail et à l’entreprise. Associés à des acteurs de l’entreprise, les chercheurs en sciences sociales proposent de voir l’entreprise comme un collectif permettant de démultiplier la dimension créatrice du travail et en dérivent des propositions d’évolutions qui contribuent aux débats actuels. Baudoin Roger, co-directeur du département Économie, homme et société, fait le point.

 

Ignorant l’entreprise, le droit tend à la saisir à travers la société de capitaux qui lui sert de support juridique. L’économie en fait la propriété des actionnaires et la conçoit comme un « nœud de contrats », notamment avec les salariés. Dans la théorie économique, le travail est purement négatif et les individus consentent à la peine du travail uniquement en raison du salaire qu’ils perçoivent. En dépit de leurs faiblesses, ces théories imprègnent les représentations que les acteurs se font du travail et de l’entreprise et ont nourri la « grande déformation » de l’entreprise opérée depuis les années 80.

L’entreprise, projet collectif

Pour combler ce déficit théorique et contrecarrer ses effets, les chercheurs proposent une vision renouvelée – et bien plus réaliste – du travail et de l’entreprise [cf Note 1]. D’abord, le travail, comme toute activité, est créateur : il contribue au développement de nos capacités d’agir et est source de connaissances. L’entreprise constitue un collectif dont les membres, partageant un destin commun, sont incités à coopérer sous la direction d’une autorité de gestion. Parce qu’elle démultiplie les potentiels de ses membres (action, connaissance, imagination), la coopération est le fondement essentiel de la performance de l’entreprise, bien au-delà des économies liées à la gestion rigoureuse et aux rationalisations qui occupent les gestionnaires.

Propositions pour une nouvelle gouvernance

Cependant, pour que ces potentiels s’expriment, il faut que les collaborateurs s’engagent dans la coopération. D’où les propositions avancées par les chercheurs. Notamment : 1) étendre la présence d’administrateurs salariés dans les conseils, de sorte qu’ils participent aux décisions qui les concernent ; 2) préciser le projet que l’entreprise poursuit et les références qui guident son action, en explicitant sa mission et en intégrant dans son objet social ses éléments principaux ; les salariés adhérant à ce projet défini en accord avec les actionnaires pourront ainsi s’y engager sans réserve ; 3) fonder l’autonomie des dirigeants par rapport aux actionnaires dans le cadre des normes de gestion définies par cette mission, et leur neutralité par rapport aux parties affectées (salariés, actionnaires, sous-traitants, fournisseurs, territoires, environnement,…) en limitant drastiquement l’ampleur des stock-options et leur concentration sur les seuls dirigeants.

Les ressources de la Doctrine sociale

Les bonnes idées faisant toujours leur chemin, celles-ci sont largement reprises par les acteurs syndicaux et politiques[cf Note 2]. En outre, ces travaux, qui ont été menés dans un cadre académique, donc sans préjugés confessionnels, confortent a posteriori la pertinence de la Doctrine sociale de l’Église : le travail, loin d’être une « désutilité » est un « bien de l’homme » (Laborem exercens 9) ; les relations, qui sont au fondement de la coopération, invitent à concevoir l’homme comme personne et non comme un individu (Gaudium et spes ; Spe salvi 48[cf Note 3]) ; l’entreprise est une « communauté de personnes » (Mater et magistra 91) plutôt qu’une collection d’individus liés par contrat ; et il est souhaitable que les salariés participent à sa gestion, à sa propriété et au profit (Quadragesimo anno 72). Il y a là un encouragement pour chacun à s’engager dans la réflexion et dans le débat, en tant que citoyen responsable, et comme chrétien, en s’appuyant sur nos ressources propres, en particulier celles qu’offre la Doctrine sociale de l’Église[cf Note 4].

Baudoin Roger, enseignant en morale sociale à la faculté Notre-Dame et au Centre Sèvres, aumônier des JP de Paris


Note 1 : Pour aller plus loin : SEGRESTIN Blanche & HATCHUEL Armand. Refonder l’entreprise, Paris, Seuil, La République des idées, 2012 ; FAVEREAU Olivier, Entreprises : la grande déformation, Parole et Silence, 2014 ; SEGRESTIN, Blanche, ROGER Baudoin, VERNAC Stéphane. (éd.), L’entreprise, point aveugle du savoir, Éditions Sciences Humaines, 2014.

Note 2 : Voir, notamment, L’entreprise, objet d’intérêt collectif, N. Notat & J.-D. Senard, Rapport au gouvernement du 9/3/2018.

Note 3 : Nos existences sont en profonde communion entre elles, elles sont reliées l’une à l’autre au moyen de multiples interactions. Nul ne vit seul. Nul ne pèche seul. Nul n’est sauvé seul. Continuellement la vie des autres entre dans ma vie: en ce que je pense, je dis, je fais, je réalise. Et vice-versa, ma vie entre dans celle des autres: dans le mal comme dans le bien » (Spe salvi 48)

Note 4 : Pour aller plus loin : FAVEREAU Olivier & ROGER Baudoin, Penser l’entreprise, nouvel horizon du politique, Parole et Silence, 2015 ; FAVEREAU Olivier, Penser le travail pour penser l’entreprise, Presses des Mines, 2016 ; LEVILLAIN Kevin, Les entreprises à mission. Un modèle de gouvernance pour l’innovation dans l’intérêt commun, Paris, Vuibert, 2017 ; SEGRESTIN Blanche &, VERNAC Stéphane (dir.), Gouvernement, participation et mission de l’entreprise, Herman, 2018 (à paraître).